journal de bord des Vagues -168 ["Jinny a été la première à se faufiler jusqu’à la grille"]
dimanche 14 janvier 2024, par
.
.
.
.
.
(Bernard continue son monologue au cours d’un repas avec un invité dont on ne sait rien, sauf qu’il semble attentif et qu’il ne viendra pas l’interrompre)
– le passage original
’Jinny was the first to come sidling up to the gate to eat sugar. She nipped it off the palms of one’s hands very cleverly, but her ears were laid back as if she might bite. Rhoda was wild—Rhoda one never could catch. She was both frightened and clumsy. It was Susan who first became wholly woman, purely feminine. It was she who dropped on my face those scalding tears which are terrible, beautiful ; both, neither. She was born to be the adored of poets, since poets require safety ; someone who sits sewing, who says, "I hate, I love," who is neither comfortable nor prosperous, but has some quality in accordance with the high but unemphatic beauty of pure style which those who create poetry so particularly admire. Her father trailed from room to room and down flagged corridors in his flapping dressing-gown and worn slippers. On still nights a wall of water fell with a roar a mile off. The ancient dog could scarcely heave himself up on to his chair. And some witless servant could be heard laughing at the top of the house as she whirred the wheel of the sewing-machine round and round.
’That I observed even in the midst of my anguish when, twisting her pocket-handkerchief, Susan cried, "I love ; I hate." "A worthless servant," I observed, "laughs upstairs in the attic," and that little piece of dramatization shows how incompletely we are merged in our own experiences. On the outskirts of every agony sits some observant fellow who points ; who whispers as he whispered to me that summer morning in the house where the corn comes up to the window, "The willow grows on the turf by the river. The gardeners sweep with great brooms and the lady sits writing." Thus he directed me to that which is beyond and outside our own predicament ; to that which is symbolic, and thus perhaps permanent, if there is any permanence in our sleeping, eating, breathing, so animal, so spiritual and tumultuous lives.
She nipped it off the palms of one’s hands
pour nipped off je cherche un verbe plus court que le verbe "arracher", quelque chose de plus furtif, de plus vif, et je mets du temps à le trouver
et puis ce passage-là
She was both frightened and clumsy. It was Susan who first became wholly woman, purely feminine. It was she who dropped on my face those scalding tears which are terrible, beautiful ; both, neither.
je suis embarrassée par les deux both (both frightened et both, neither)
car je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe avec
which are terrible, beautiful ; both, neither
parce que je bloque totalement sur les larmes de Susan, sans comprendre qu’il s’agit des larmes en général
une fois que j’ai compris (que ce sont les larmes de tout le monde) qu’elles sont insignifiantes lorsqu’elles ne sont pas effroyables, et que seulement là elles deviennent belles, et que l’inverse est vrai aussi, je peux traduire
très très très grosses difficultés avec
someone who sits sewing, who says, "I hate, I love," who is neither comfortable nor prosperous, but has some quality in accordance with the high but unemphatic beauty of pure style which those who create poetry so particularly admire
il y a deux but, ce qui alourdit en français
et puis comme je veux garder la construction le plus possible
le which those who create poetry so particularly admire qui arrive en fin de phrase me rend la tâche ardue
ensuite (toujours dans cette phrase), j’ai un problème avec plusieurs mots
neither comfortable nor prosperous
est-ce que c’est au sens financier ? je commence à connaître un peu Bernard à force de l’écouter, je ne suis pas sûre que l’argent ait son mot à dire ici et que le critère du compte en banque (qu’en plus les femmes n’ont pas) soit très valable
est-ce que ce n’est pas plutôt la personnalité qui est neither comfortable nor prosperous ?
une femme qui ne serait pas sûre d’elle, florissante, installée dans ses certitudes, sa réussite sociale en quelque sorte
pure style : on parle de poètes, de poésie, mais est-ce que ce contexte n’influence pas la compréhension de ce "style" au sens littéraire ? est-ce qu’on peut dire que Susan a un style, cette Susan qui n’écrit rien ?
et autre problème dans la construction de cette phrase : le mot beauty qui ne doit pas être un point d’arrivée
l’harmonie, l’accordance, ne se fait pas avec la beauté, mais avec la beauté du pure style
beaucoup de mes tentatives ne fonctionnent pas à cause de cet obstacle, à la lecture le cerveau butte sur "beauté" comme si c’était l’objet direct, et que le style n’était qu’un élément de contexte, un bonus
je tente, et je retente, et puis d’une certaine façon je me "laisse aller"
puisque je n’ai de copie à rendre qu’à moi, je peux "expérimenter"
mais c’est peut-être la phrase la plus difficile pour moi jusque-là, celle qui va certainement être revue, reprise et plus d’une fois, jusqu’à ce que je trouve une sorte d’accord final avec moi-même
she whirred the wheel of the sewing-machine round and round
j’ai besoin du bruit de whirred (qui s’ajoute à celui du fracas du mur d’eau), mais j’ai aussi besoin du mouvement de round and round (je triche en ajoutant un verbe)
souci aussi avec
The gardeners sweep with great brooms car en français le verbe et l’outil viennent de la même famille, (ce qui donne "balayer avec un grand balai") (pléonasme de taille XXL)
ensuite le he dans
Thus he directed me
me donne à réfléchir
ce he c’est le some observant fellow en amont, et la longueur de la phrase fait qu’on peut le perdre de vue
là je prends une grande décision : ajouter une incise, pour clarifier
Thus he directed me to that which is beyond and outside our own predicament
trois soucis ici : le beyond and outside et la traduction du mot predicament
ce mot ne doit pas s’éterniser, car à la phrase suivante on reprend le which is
et à la fin le so spiritual me donne à remâcher
à cause du sens "plaisant, humoristique" qu’il peut prendre en français et que je n’aime pas voir traîner là, mais je n’arrive pas à formuler autrement qu’avec cet adjectif, le nom "spiritualité" qui éclaircirait bien ne peut pas arriver sans briser le rythme, les "trois coups finaux" de la phrase
je tente quelque chose (à retravailler, work in progress)
parce que je coince, je suis coincée, vraiment très longtemps (je rame, c’est fou comme je rame) avec
someone who sits sewing, who says, "I hate, I love," who is neither comfortable nor prosperous, but has some quality in accordance with the high but unemphatic beauty of pure style which those who create poetry so particularly admire
et arrivée à un certain point (une sorte de solution qui me va à peu près), je vais regarder comment s’en sont sorti les autres
Michel Cusin : quelqu’un qui reste là à coudre, qui dise "J’aime, je hais", qui est ni à l’aise ni riche, mais dont la qualité s’accorde à la beauté noble mais sans emphase du style pur que ceux qui créent de la poésie admirent tout particulièrement.
Cécile Wajsbrot : d’un être qui reste à coudre, qui dise, "Je hais, j’aime", ni confortable ni prospère mais dont certaines qualités s’accordent à la beauté noble et sans emphase du style pur qu’admirent ceux qui font de la poésie.
Marguerite Yourcenar : ils [les poètes] ont besoin d’une femme qui reste assise à coudre, qui aime ou qui hait passionnément, qui n’est ni particulièrement agréable, ni particulièrement riche, mais qui s’accorde par certaines de ses qualités à cette simple et haute beauté, à ce grand style que les poètes préfèrent à tout.
(je ne suis pas convaincue par le "riche" de M Cusin ou le "prospère" de C Wajsbrot, et toujours pas par le mot "style" ici, et je ne peux pas m’empêcher de voir M Yourcenar comme une sorte de coiffeuse qui regarde les cheveux de la cliente puis dégaine une tondeuse pour enlever les nœuds) (mais une très belle tondeuse, fuselée et argentée)
réflexion à la marge :
depuis le début, en général, et ça ne fait que se confirmer, le travail de Marguerite Yourcenar me questionne : quand on a décidé de traduire sans s’occuper de la construction existante, ni de la ponctuation initiale, que l’ordre des mots peut être repassé, tordu, réarrangé "à sa bouche", qu’on ne s’inquiète pas d’en rajouter ou d’en enlever, de commenter ou de changer selon ce que l’on a soi-même en tête, les problèmes à résoudre disparaissent
— je ne dis pas que c’est mal écrit, que ce n’est pas admirable, je dis que c’est un peu "j’avance d’un pas assuré, conquérant même, et mon fauteuil est stable" et quelque part, j’en suis bien désolée, mais ça montre une certaine paresse intellectuelle
s’il n’y avait chez MY que quelques exemples de prises de liberté, il n’y aurait rien à questionner, car le passage d’une langue à l’autre est forcément élastique, sinon on ferait du mot à mot, mais il y en a treize à chaque page
en l’écrivant ici, ça me donne l’idée, pour ces deux paragraphes-ci, de faire une expérience : traduire à ma façon — c’est-à-dire ce que je fais depuis que j’ai commencé ce journal ici, tenter de manipuler un objet énigmatique, un casse-tête à résoudre — et ensuite avec la technique de MY, en sautant par-dessus les problèmes comme s’ils n’existaient pas
en allant plus loin, je pourrais même envisager de tout reprendre dans une traduction "alternative", et ainsi écrire mes vagues de façon assumée (mais je n’oserais jamais titrer "Les Vagues, de Virginia Woolf", ce serait plutôt "Mes vagues, inspiré de Virginia Woolf")
(mise à jour après coup : donc j’ai essayé, je me suis lancée, comme on fait du vélo sans les mains / au lieu de trimer pendant deux jours sur deux paragraphes, les choses se font en une heure / c’est comme piocher la carte hirondelle au lieu de celle de l’escargot au jeu du mille bornes / très agréable donc : j’ai détesté / et je sais pourquoi : en faisant ainsi, on ne s’intéresse qu’aux détails visibles, qui fait quoi, qui va où, qui pense quoi, on reste à la surface extérieure, dans la performance et l’éloquence, c’est comme reconstruire la maquette du château de Chambord avec des légos, on voit des tourelles, le jardin, on aperçoit l’idée mais pas les pierres, pas la mousse, pas l’usure / je ne dis pas que j’arrive à rendre les pierres, je n’ai pas cette arrogance, mais tenter, c’est déjà essayer de les voir / bref, je ne ferai pas de version "tranquille" des Vagues, ce serait pour moi trop déprimant / et comme dirait Claro, je préfère échouer mieux — car l’échec est obligatoire — et pour cela me triturer l’esprit en me coltinant aux impossibilités, aux obstacles, même si à l’arrivée mon texte pourrait sembler plus maladroit, plus poussif) (car c’est vrai que le texte obtenu en écrivant en roue libre est fluide, il coule mieux, forcément, et encore heureux, puisque je peux agir sur tous les paramètres comme ça me chante, mais, et même s’il était beau à en tomber par terre, il n’aurait pas de poids, pas de consistance pour moi) (je garde cet exercice en brouillon, enregistré sous "journal des vagues 168 sans les mains", et je peux toujours l’ajouter en commentaire si vous vouliez le lire juste pour le clin d’œil)
– ma proposition
Jinny a été la première à se faufiler jusqu’à la grille pour manger du sucre. Elle le chipait dans la paume de vos mains très adroitement, mais oreilles en retrait, comme si elle allait mordre. Rhoda était sauvage – personne ne pouvait attraper Rhoda. Elle était à la fois craintive et gauche. C’est Susan la première qui est devenue femme à part entière, totalement féminine. C’est elle qui a laissé couler sur mon visage ces larmes brûlantes, si belles et si terribles ; les deux ensemble, ou bien c’est qu’elles ne sont ni l’un ni l’autre. Elle était née pour être adorée des poètes, car les poètes ont besoin de sécurité ; d’une âme qui reste assise à coudre, qui dise "je déteste, j’aime", sans être à l’aise ni établie, mais avec ce je ne sais quoi qui touche à la beauté ultime et toujours naturelle de la pure élégance, admirée justement par ceux qui font la poésie. Son père passait d’une pièce à l’autre en longeant les couloirs carrelés, sa robe de chambre flottant sur des pantoufles usées. Les nuits calmes, un mur d’eau rugissait en tombant à un kilomètre de là. Le vieux chien pouvait à peine se hisser sur sa chaise. Et l’on pouvait entendre une bonne un peu folle rire tout en haut de la maison tandis qu’elle faisait tournoyer et vrombir la roue de la machine à coudre.
Cela, j’ai pu le voir, même en pleine détresse quand, tordant son mouchoir, Susan criait "j’aime, je déteste". J’ai dit "la pauvre bonne rit là-haut, au grenier", et cette petite scène prouve à quel point nous sommes insuffisants à conjuguer entre elles nos propres expériences. Au chevet de chaque affliction, quelqu’un s’assoit pour observer, et constater, montrer du doigt ; et il chuchote – comme il a chuchoté ce matin-là d’été, dans cette maison où le maïs montait jusqu’aux fenêtres – : "Le saule pousse dans l’herbe au bord de l’eau. Les jardiniers agitent de grands balais, et la dame est assise à écrire". Ainsi, il m’a emmené vers ce qui est au-delà et extérieur à notre condition ; vers ce qui fait symbole, et permanence peut-être, si tant est qu’une permanence existe, dans nos vies passées à dormir, à manger et à respirer, nos vies si animales, et si mystiques, si tumultueuses.
.
( work in progress )
.
.
.
.
.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. journal de bord des Vagues -168 ["Jinny a été la première à se faufiler jusqu’à la grille"], 14 janvier, 11:42, par brigitte celerier
toujours assez passionnée pour que cela traverse ma presse à sortir de la somnolence trop longue, mais bien trop hors jeu pour ne pas tenter de chercher autres solutions que les tiennes (d’autant que si difficile)
pour Yourcenar je prends sur moi de dire que cela correspond sans doute chez elle à une tendance à une certaine arrogance
1. journal de bord des Vagues -168 ["Jinny a été la première à se faufiler jusqu’à la grille"], 14 janvier, 17:00, par C Jeanney
je suis d’accord, MY has some quality in accordance with the high of quelque chose d’au-dessus :-))) Merci Brigitte !