journal de bord des Vagues -169 ["Je m’asseyais dans l’herbe tendre avec Neville"]
jeudi 18 janvier 2024, par
.
.
.
.
.
(au convive qui lui fait face, Bernard a parlé de Susan, de poésie et de l’animalité de nos vies, il poursuit la discussion – que j’appelle "discussion" car la donne s’est modifiée dans ce dernier chapitre, j’ai jusque-là utilisé très souvent le terme de "monologue" pour qualifier les voix des personnages qui s’enchaînaient, mais Bernard est maintenant seul à prendre la parole ici, il n’y aura plus d’autres enchaînements, mais une "adresse faite à" – quelqu’un, et ce quelqu’un pourrait être nous, ça ne peut pas être ignoré en traduisant)
– le passage original
’The willow tree grew by the river. I sat on the smooth turf with Neville, with Larpent, with Baker, Romsey, Hughes, Percival and Jinny. Through its fine plumes specked with little pricked ears of green in spring, of orange in autumn, I saw boats ; buildings ; I saw hurrying, decrepit women. I buried match after match in the turf decidedly to make this or that stage in the process of understanding (it might be philosophy ; science ; it might be myself) while the fringe of my intelligence floating unattached caught those distant sensations which after a time the mind draws in and works upon ; the chime of bells ; general murmurs ; vanishing figures ; one girl on a bicycle who, as she rode, seemed to lift the corner of a curtain concealing the populous undifferentiated chaos of life which surged behind the outlines of my friends and the willow tree.
’The tree alone resisted our eternal flux. For I changed and changed ; was Hamlet, was Shelley, was the hero, whose name I now forget, of a novel by Dostoevsky ; was for a whole term, incredibly, Napoleon ; but was Byron chiefly. For many weeks at a time it was my part to stride into rooms and fling gloves and coat on the back of chairs, scowling slightly. I was always going to the bookcase for another sip of the divine specific. Therefore, I let fly my tremendous battery of phrases upon somebody quite inappropriate—a girl now married ; now buried ; every book, every window-seat was littered with the sheets of my unfinished letters to the woman who made me Byron. For it is difficult to finish a letter in somebody else’s style. I arrived all in a lather at her house ; exchanged tokens but did not marry her, being no doubt unripe for that intensity.
’Here again there should be music. Not that wild hunting-song, Percival’s music ; but a painful, guttural, visceral, also soaring, lark-like, pealing song to replace these flagging, foolish transcripts—how much too deliberate ! how much too reasonable !—which attempt to describe the flying moment of first love. A purple slide is slipped over the day. Look at a room before she comes and after. Look at the innocents outside pursuing their way. They neither see nor hear ; yet on they go. Moving oneself in this radiant yet gummy atmosphere, how conscious one is of every movement—something adheres, something sticks to one’s hands, taking up a newspaper even. Then there is the being eviscerated—drawn out, spun like a spider’s web and twisted in agony round a thorn. Then a thunder-clap of complete indifference ; the light blown out ; then the return of measureless irresponsible joy ; certain fields seem to glow green for ever, and innocent landscapes appear as if in the light of the first dawn—one patch of green, for example, up at Hampstead ; and all faces are lit up, all conspire in a hush of tender joy ; and then the mystic sense of completion and then that rasping, dog-fish-skin-like roughness—those black arrows of shivering sensation, when she misses the post, when she does not come. Out rush a bristle of horned suspicions, horror, horror, horror—but what is the use of painfully elaborating these consecutive sentences when what one needs is nothing consecutive but a bark, a groan ? And years later to see a middle-aged woman in a restaurant taking off her cloak.
après m’être posé des questions de fond comme
"comment traduire" (et le choix à faire, en s’interrogeant constamment, ou avec l’attitude d’une Marguerite Yourcenar)
arrive ce passage où il est question d’oreilles
ears
Through its fine plumes specked with little pricked ears of green
dans les trois traductions dont je dispose ears a été traduit par oreilles
"ses fins plumets piquetés de petites oreilles dressées"
"le foin duvet piqué d’oreilles dressées de couleur verte au printemps"
"où pointaient au printemps de petites oreilles vertes"
je suppose qu’en lisant ces versions, on n’est pas étonné
après tout, ces Vagues sont un roman expérimental en prose poétique
mais le mot ears possède également un sens botanique (ear : the seed-bearing head of a cereal plant), et c’est donc un "épi", c’est par "épi" qu’il fallait traduire
(ça devrait me permettre de mettre de côté et définitivement la question de ma légitimité à traduire, moi qui n’ai fait aucune étude en ce sens, quand trois traductions qu’on peut qualifier de professionnelles, ou de références, font ce raté)
(bref, mentalement, ce passage me dit quelque chose "à l’oreille", j’écoute et je continue)
j’ai un souci avec decrepit women
decrepit, un mot ami, sans piège, qui veut bien dire décrépit
mais en français ce mot s’applique plus souvent à un mur qu’à une personne
je pense d’abord à "négligé" ou "débraillé" ou "dépenaillé"
et puis je me ravise : juste avant il y a le paysage de I saw boats ; buildings, donc des bâtiments
peut-être que ces femmes se fondent dans le décor, sont traitées ici, décrites, comme parties prenantes du fond de la toile du tableau, dévoilé d’ailleurs ensuite quand la jeune fille passe en vélo
(one girl on a bicycle who, as she rode, seemed to lift the corner of a curtain concealing the populous undifferentiated chaos of life)
un passage qui me fait penser à un tableau de Seurat
(it might be philosophy ; science ; it might be myself)
dans cette parenthèse il y a un doute
je sais ce que sont les matières comme la philosophie ou les sciences, mais la matière du myself c’est autre chose
Bernard explique-t-il qu’il se comprend mieux lui-même, et donc ce serait ce qu’on appellerait une auto-analyse ? ou laisse-t-il planer l’idée qu’il a assez de ressources pour comprendre seul, avec son seul bagage, le monde
les deux hypothèses se valent et j’ai bien envie de ne rien décider
et puis il y a le it might be
une sorte de saut dans le temps, comme un regard que pose Bernard sur ses futures acquisitions, qu’il connaît maintenant qu’il est arrivé à un âge avancé
la parenthèse n’est pas "contemporaine" du reste de la phrase
ensuite : je commence à avoir l’habitude dans chaque passage de voir arriver ma phrase Némésis, la plus difficile, celle qui va me demander le plus de travail et de questionnements
ici c’est
I buried match after match in the turf decidedly to make this or that stage in the process of understanding (it might be philosophy ; science ; it might be myself) while the fringe of my intelligence floating unattached caught those distant sensations which after a time the mind draws in and works upon
bien sûr le problème de to make this or that stage in the process of understanding
qui doit être lu et compris simplement, comme si on montait un escalier (le mien est à double circonvolutions, je dois tailler dans le vif)
bien sûr la question de the fringe of my intelligence floating unattached
à cause du constat qu’en français "la frange de mon intelligence" n’est pas d’un effet mémorable
et puis le after a time qu’il faut bien caser quelque part
pour le works upon, je tente de m’éloigner du verbe "travailler"
ce n’est pas "travailler", c’est "travailler sur"
on s’approche plus du travail de la pâte du boulanger, donc de malaxer, sonder, creuser, ou tâter
mais je ne peux pas prendre un verbe qui soit trop voyant
ce premier paragraphe est clos, encadré
il commence avec The willow tree pour finir avec the willow tree
ce qui ajoute à la sensation de voir tableau, celui d’Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte par exemple (que VW connaît peut-être, puisqu’il a été montré en public en 1886)
je dois donc bien lisser la dernière phrase (le bord du cadre)
the outlines of my friends and the willow tree
"les contours de mes amis et du saule" ne sonne pas très bien
je visualise l’image
je me résigne à tordre un peu la phrase, mais en respectant le contrat, saule au début, saule à la fin
une incertitude ensuite dans le paragraphe suivant avec The tree alone resisted our eternal flux
c’est le our qui me questionne : ce nous est-il celui des étudiants assis dans l’herbe, ou est-ce nous, la race humaine ?
mais cette question n’a peut-être pas besoin de réponse claire, comme celle du myself pour Bernard
mon problème est plutôt celui de la formulation ("notre flux", suivi d’un adjectif, ne sonnant pas très bien)
je comprends ensuite mieux au paragraphe suivant : de tous les contours visibles (les amis et le saule), seul va rester celui du saule, stable, quand les formes des amis se tordent et se transforment
pour le made me de the woman who made me Byron
j’aimerais bien trouver un verbe unique pour rendre ce que j’ai en tête
un acte rapide
( "la femme qui faisait de moi Byron" est long)
je vois un geste, comme on pose une étiquette, en une seconde c’est fait
ou comme un coup de baguette magique
(la citrouille en carrosse, Bernard en Byron)
l’idée serait un verbe avec le sens d’"introniser" (mais "la femme qui m’a intronisé Byron", ou "qui m’a sacré Byron", ou "institué" non plus ça ne marche pas)
le plus net serait d’écrire "la femme qui m’a fait Byron", mais j’hésite, c’est un peu extrême comme fomulation
I arrived all in a lather at her house
pas simple de traduire all in a lather ("tout en mousse" ?)
surtout que l’écume (et il y en a de l’écume, puisque ce sont les Vagues) ferait plutôt penser à de la colère (on écume de rage) ou de la sueur
et j’ai aussi en tête l’idée de Bernard qui forme ses bulles de phrases, des flopées de phrases qui sortent de sa tête comme des bulles, bubble up, à plusieurs moments dans le roman
je trouve un mot qui peut convenir (mais sans la réelle présence de bulles, dommage)
plus loin, il y a la répétition de innocents
dans Look at the innocents outside pursuing their way
et dans and innocent landscapes appear as if in the light of the first dawn
en bonne élève je voudrais éviter de reprendre le même mot
mais pourquoi ? qu’est-ce que ça dit, ce mot deux fois ?
j’y réfléchis et j’y vois comme une progression
la première fois, les innocents sont écartés, indifférents, non concernés
la seconde fois ils se font attraper eux aussi, comme si l’innocence reculait sous la montée des sentiments
(je mets de côté le fait qu’ils appartiennent à des classes différentes — humains / paysages — pour ne regarder que le mot, l’idée de l’innocence, et en le faisant, je crois que c’est plus juste de garder la répétition)
et j’aime énormément quand Bernard à la fin se heurte à cette impossibilité de dire
cette contradiction qui est tout le travail de la littérature, dire en sachant que c’est impossible, écrire l’impossible tout en l’écrivant, écrire qu’il est impossible d’écrire
et puis la chute, pas d’emphase, d’une simplicité percutante
(j’arrive à la page 151 de mon Oxford World’s Classics qui en compte 177)
– ma proposition
Le saule poussait au bord de la rivière. J’allais m’asseoir dans l’herbe tendre avec Neville, avec Larpent, avec Baker, Romsey, Hughes, et avec Percival et Jinny. Entre les plumets fins et parsemés d’épis qui se tachetaient de vert au printemps, d’orangé l’automne, je pouvais voir des bateaux ; des bâtiments ; des femmes en hâte, et décrépites. J’enterrais allumette sur allumette dans l’herbe avec méthode, franchissant tel ou tel palier d’apprentissage dans la connaissance (ça passerait par la philosophie, la science, ou moi) pendant que la marge de ma pensée flottante et détachée s’emparait de ces sensations distantes qu’au bout d’un moment l’esprit appelle à lui et explore ; le carillon des cloches ; le murmure général ; des silhouettes qui se perdent ; une fille en bicyclette qui, parce qu’elle passe, semble soulever le coin du voile posé sur ce chaos peuplé et trouble qu’est la vie, son flot derrière les contours réunis de mes amis et du saule.
L’arbre seul a tenu dans le flux perpétuel de nos vies. Car j’ai changé et changé sans relâche ; j’étais Hamlet, j’étais Shelley, j’étais le héros, j’ai perdu son nom à présent, d’un roman de Dostoïevski ; durant tout un trimestre, et incroyablement, j’étais Napoléon ; mais avant tout Byron. Pendant plusieurs semaines j’avais ce rôle d’entrer dans les salons et de jeter mes gants et mon manteau sur le dossier des chaises, légèrement renfrogné. J’allais sans cesse à la bibliothèque pour une gorgée de plus de ce nectar. Ainsi, j’ai laissé s’envoler une fabuleuse batterie de phrases inventées à destination de quelqu’un qui n’était pas la bonne personne – une jeune fille maintenant mariée ; et maintenant enterrée ; chaque livre, chaque sofa se retrouvaient jonchés de lettres que je ne finissais pas, adressées à la femme qui avait fait de moi Byron. Car il est difficile de terminer une lettre dans le style d’un autre. J’arrivais chez elle en ébullition ; nous avons échangé des gages d’amour, mais je ne l’ai pas épousée, j’étais trop jeune sûrement pour cette intensité.
Là encore, devrait s’entendre une musique. Pas un chant de chasse, sauvage, pas la musique de Percival ; mais un chant douloureux, guttural, viscéral, qui monte en flèche, un vol d’alouette, la chanson d’un volée de cloches au lieu de ces notes chétives – si réfléchies ! ô combien raisonnables ! – qui tentent de décrire le temps fugace du tout premier amour. Un filtre pourpre vient glisser sur le jour. Regardez la pièce avant qu’elle entre et après. Et regardez dehors, les innocents qui marchent. Ils ne voient rien et n’entendent pas ; pourtant ils marchent. Et soi-même avancer, dans l’air rayonnant mais poisseux, prodigieusement conscient de chacun de ses gestes – ce quelque chose de prégnant, qui colle aux mains, même en prenant le journal. Et puis se sentir tout entier éviscéré, tiraillé, pris comme dans une toile d’araignée et tordu de douleur, entortillé sur une épine. Et d’un coup un tonnerre d’indifférence complète ; la lumière éteinte ; et le retour d’une joie irresponsable et débordante ; certains champs semblent étinceler d’un vert qui ne finira pas, et des paysages innocents recevoir la lueur de la toute première aube – une parcelle de verdure, par exemple, là-bas à Hampstead ; et tous les visages s’illuminent, tous conspirent dans un chuchotement de joie tendre ; et puis le sentiment mystique de complétude, et puis le rauque, la rugosité d’une peau de requin – les flèches noires du frisson, lorsqu’elle n’a pas reçu la lettre, et qu’elle ne viendra pas. Montent les cornes du soupçon, l’horreur, l’horreur, l’horreur – mais à quoi bon tenter de formuler péniblement une série de phrases quand rien d’autre ne sert qu’une succession d’aboiements, de gémissements ? Et des années plus tard, voir une femme d’âge mûr dans un restaurant enlever son manteau.
.
( work in progress )
.
.
.
.
.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. journal de bord des Vagues -169 ["Je m’asseyais dans l’herbe tendre avec Neville"], 18 janvier, 08:04, par brigitte celerier
bravo pour les épis
et un sourire amical à Seurat
1. journal de bord des Vagues -169 ["Je m’asseyais dans l’herbe tendre avec Neville"], 18 janvier, 20:37, par C Jeanney
pour Seurat c’est drôle, le souvenir que j’avais du tableau était moins structuré... bah
Merci Brigitte !