journal de bord des Vagues -171- sorte de pause sans pause
mercredi 24 janvier 2024, par
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on pourrait penser (je pourrais penser) que je n’avance pas en ce moment
en tout cas pas au sens kilométrique, en enchainant les pages cornées ou les morceaux de post-it insérés, à déplacer d’un passage à l’autre
mais c’est faux
en fait j’en suis à un moment de "dévoilement" et de mise en perspective, extrêmement utile pour continuer
c’est ce qui est bien quand on traduit Les Vagues, c’est que même sans les traduire "effectivement", on les traduit "souterrainement"
je suis partie du principe de n’avoir pas lu le livre avant
que ce soit en anglais
ou en français, dans les trois versions qui existent
ce n’est pas pour moi un obstacle ou un manque, mais un choix de découverte du texte, un peu comme l’archéologue qui époussète la fresque, et l’image n’apparaît que progressivement
et je me laisse la possibilité de tout reprendre une fois arrivée au mot Fin
j’en suis au dernier chapitre, et je sens bien que le travail est différent
il se passe quelque chose avec ce dernier chapitre, dans la langue même
c’est assez impalpable, j’ai comme l’intuition de devoir décaler un peu mon siège pour traduire
c’est flou et peut-être que je plaque ce sentiment sur le texte, alors que lui reste identique à lui-même, c’est-à-dire à ce qu’il est depuis le début, ou bien peut-être qu’effectivement il y a un glissement — je dis "peut-être" mais, si je creuse, il n’y a pas de peut-être
ce dernier chapitre n’est pas un chapitre comme les précédents (après lui, la nuit tombe pour toujours sur Bernard, sur les personnages, les vivants et les morts, sur tout), il est plus long, comme s’il freinait avant l’extinction totale des feux
et surtout, le personnage qui parle (Bernard) "s’adresse à"
il y a très peu d’"adresse faite à" dans Les Vagues, si on voulait tenter une métaphore visuelle, chaque personnage serait en train de flotter dans une capsule de verre, sans pouvoir communiquer avec le suivant (sauf deux fois, lorsque dans deux parenthèses Rhoda et Louis s’adressent l’un à l’autre)
ici, le chapitre entier "s’adresse à"
(un "quelqu’un", certainement nous)
et ça change forcément la langue, c’est un paramètre existant, même très fin, même imperceptible, comme une herbe saupoudrée sur un plat qu’on ne sait pas identifier mais qui colore
"l’adresse faite à" n’est pas le corps du texte, comme l’herbe aromatique n’est pas le plat principal, mais je ne peux pas faire comme si cela n’avait pas d’influence pour l’aborder
alors je prends le temps (j’ai cette chance de pouvoir le faire, pas de dead line) de mesurer ce que le changement d’équilibre modifie
c’est comme se préparer avant une marche, on vérifie son sac
je lis tout ce que je peux trouver autour des Vagues
et je lis enfin (je n’avais pas voulu le faire avant, j’avais décidé que non) les préfaces auxquelles j’ai accès, je n’en ai que deux, celle de Marguerite Yourcenar et celle de Michel Cusin
pour ce qui est de Yourcenar et de sa façon de voir Les Vagues, pas de surprise
je pense qu’elle passe à côté des choses
je ne sais pas quels hublots elle n’a pas réussi à ouvrir, mais quand elle dit "Suzanne, la jeune Déméter, trouvera la plénitude dans les lentes besognes de la maternité et dans le contact quotidien de la terre et des saisons", nous n’avons pas lu la même chose
(j’ai lu Susan qui dit l’amour et la haine, l’impossibilité d’attraper l’autre qui s’en va comme la ficelle d’un ballon au vent, celle qui dit "Les seules paroles que je comprenne sont les cris, d’amour, de haine, de rage et de douleur." et plus loin "Je serai abîmée, durcie par la passion bestiale et belle de la maternité." (une forme de voracité douloureuse, pas du tout le tranquille épanouissement dont parle Marguerite Yourcenar)
peut-être que sa posture est de se placer devant un objet textuel, d’assister à une déclinaison de personnages, comme une mosaïque de prototypes, et qu’il y a des cases où ranger chacun d’eux, mais c’est bien plus complexe et plus nuancé à mon sens, et bien moins "hors-sol", ou détaché
elle y voit quelque chose d’assez théâtral (l’Arlequin, la fée, le poète, etc.), ce qui n’est pas totalement faux, VW voulait faire des Vagues a play-poem, comme le rappelle Michel Cusin de son côté
je peste sur ce qu’elle rate, elle qui a rencontré VW
qui s’est étonnée de l’entendre diriger "la conversation sur l’état présent du monde, voula[n]t bien me faire part de ses inquiétudes et de ses tourments, qui sont les nôtres, et où la littérature ne tenait qu’une petite place"
— en fait c’est la traduction des Vagues par MY qui prend une petite place, qui n’est pas un sujet, le monde est un sujet, justement comme dans Les Vagues où tout est en train de se passer continuellement et comme dans la vie, la vie se déverse et reçoit continuellement le flot des événements, en est pétrie, la littérature c’est la vie
et sa conclusion après ce rendez-vous manqué : [...]"je pensais tout bas que rien n’est complètement perdu tant que d’admirables ouvriers continuent patiemment pour notre joie leur tapisserie pleine de fleurs et d’oiseaux, sans jamais mêler indiscrètement à leur œuvre l’exposé de leur fatigue, et le secret des sucs souvent douloureux où leurs belles laines ont été trempées."
(ramener VW à une "tapisserie de fleurs et d’oiseaux", c’est quand même incroyable)
(et de ne pas sentir à chaque page la détermination, l’intensité, le corps et la pensée examinées à cœur, ce qui est sondé là et qui n’a rien de décoratif) (et même nous, nous voilà réduits à la "joie" de recevoir) (comme les étiquettes sur les bouquets, joie de recevoir, plaisir d’offrir)
la préface de Cusin, elle, met l’accent sur la mélancolie, le deuil, la plainte, l’élégie
(et c’est logique si l’on regarde ce qu’écrit VW sous l’angle de son suicide)
(mais on ne se suicide qu’une fois, on ne passe pas sa vie à se suicider)
(et est-ce que ce qui la pousse à mettre des cailloux dans ses poches avant d’enter dans l’Ouse n’est pas plutôt lié à la maladie, à la peur de se voir amoindrie, séparée du goût de la vivre pleinement, on ne sait pas, ce genre de décision irréversible ne laisse pas de notice)
là aussi, le voile de cette mélancolie qui recouvrirait tout, ce n’est pas ce que je vois, en tout cas pas seulement, il y a un appétit de vivre tonique dans Les Vagues, un besoin de s’emparer de la texture du monde, de la comprendre, de s’y couler et de s’en envelopper tout à fait énergique, et dramatique, mais pas au sens de tragique, plutôt au sens de grave, car tout cela est très sérieux ( une "grande affaire" comme dirait Deleuze)
dans ce dernier chapitre, Bernard ne soliloque pas, ce n’est pas un monologue, il expose
c’est un livre dans le livre, et qui doit être abordé autrement (je crois)
une sorte d’essence du livre, de resserrement, et en même temps l’impossibilité de resserrer, d’extraire cette essence qui devrait normalement aboutir à une conclusion, s’organiser en "sens", faire sens
mais justement, le "sens", c’est ce qui est cherché continuellement dans le texte, comme on encercle une ombre qui se cache, en avançant pas à pas, en rétrécissant le périmètre, mais au dernier moment l’ombre s’échappe, le sens s’échappe
ce sont des choses à mettre au clair avant de les travailler
c’est toujours cette question, regarder passe par comment, depuis quoi, avec quoi
si je traduis avec des lunettes colorées par mon idée de voir un assemblage hors norme de voix, presque une prouesse technique, un objet placé dans la littérature comme un ovni, une "expérience" textuelle
ou si je traduis en pensant à une destinée de mort, soumise au deuil, tournée vers le deuil, je ne regarde pas la même chose, et donc je ne traduis pas pareil
(et donc, le regard est fait par qui regarde, et chaque traduction est intime)
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( work in progress )
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. journal de bord des Vagues -171- sorte de pause sans pause, 24 janvier, 13:12, par brigitte celerier
grâce que tu nous fait en mettant en mots tes hésitations ou plutôt ta perception du livre
laisse murir
(et je me retiens de céder au plaisir de sentir mes difficultés honteuses avec Yourcenar | honte un peu de ne jamais être arrivée à en lire plus d’une trentaine de pages... comme dans un genre différent pour Simenon | en partie justifiées)
2. journal de bord des Vagues -171- sorte de pause sans pause, 24 janvier, 16:27, par cjeanney
Merci Brigitte ! (je suis de plus en plus convaincue de l’effet tentaculaire d’un façon de voir sur tout ce qui est vu) (alors, quand il s’agit de séparer l’artiste de l’être humain, y’a de quoi rire, méchamment ou gentiment mais rire :-))
3. journal de bord des Vagues -171- sorte de pause sans pause, 25 janvier, 09:02, par françoise renaud
passionnant de te lire...
cette chose qui échappe, justement l’essence, insaisissable... de toute façon l’écriture tourne autour, ne dit jamais vraiment, crument...
l’écriture permet cet échappement, ce resserrement
traduction : œuvre en elle-même bien sûr
bien solidaire avec ce travail du fond de la mer, du dessous des vagues !
bien à toi
f
1. journal de bord des Vagues -171- sorte de pause sans pause, 25 janvier, 11:56, par C Jeanney
Merci beaucoup Françoise ! (tous les regards amis comptent énormément) (la marche est moins ardue :-))