journal de bord des Vagues -172 ["moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève"]
vendredi 26 janvier 2024, par
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(au convive qui lui fait face, Bernard a parlé de Neville et de Jinny, et il poursuit)
– le passage original
’Louis, when he let himself down on the grass, cautiously spreading (I do not exaggerate) a mackintosh square, made one acknowledge his presence. It was formidable. I had the intelligence to salute his integrity ; his research with bony fingers wrapped in rags because of chilblains for some diamond of indissoluble veracity. I buried boxes of burnt matches in holes in the turf at his feet. His grim and caustic tongue reproved my indolence. He fascinated me with his sordid imagination. His heroes wore bowler hats and talked about selling pianos for tenners. Through his landscape the tram squealed ; the factory poured its acrid fumes. He haunted mean streets and towns where women lay drunk, naked, on counterpanes on Christmas day. His words falling from a shot-tower hit the water and up it spurted. He found one word, one only for the moon. Then he got up and went ; we all got up ; we all went. But I, pausing, looked at the tree, and as I looked in autumn at the fiery and yellow branches, some sediment formed ; I formed ; a drop fell ; I fell—that is, from some completed experience I had emerged.
’I rose and walked away—I, I, I ; not Byron, Shelley, Dostoevsky, but I, Bernard. I even repeated my own name once or twice. I went, swinging my stick, into a shop, and bought—not that I love music—a picture of Beethoven in a silver frame. Not that I love music, but because the whole of life, its masters, its adventurers, then appeared in long ranks of magnificent human beings behind me ; and I was the inheritor ; I, the continuer ; I, the person miraculously appointed to carry it on. So, swinging my stick, with my eyes filmed, not with pride, but with humility rather, I walked down the street. The first whirr of wings had gone up, the carol, the exclamation ; and now one enters ; one goes into the house, the dry, uncompromising, inhabited house, the place with all its traditions, its objects, its accumulations of rubbish, and treasures displayed upon tables. I visited the family tailor, who remembered my uncle. People turned up in great quantities, not cut out, like the first faces (Neville, Louis, Jinny, Susan, Rhoda), but confused, featureless, or changed their features so fast that they seemed to have none. And blushing yet scornful, in the oldest condition of raw rapture and scepticism, I took the blow ; the mixed sensations ; the complex and disturbing and utterly unprepared for impacts of life all over, in all places at the same time. How upsetting ! How humiliating never to be sure what to say next, and those painful silences, glaring as dry deserts, with every pebble apparent ; and then to say what one ought not to have said, and then to be conscious of a ramrod of incorruptible sincerity which one would willingly exchange for a shower of smooth pence, but could not, there at that party, where Jinny sat quite at her ease, rayed out on a gilt chair.
je continue à penser que la façon dont parle Bernard dans ce chapitre n’est pas habituelle, comparée aux chapitres précédents, c’est un sentiment que je ne saurais pas vraiment expliquer, ça passe par de petites touches, et le rythme aussi, comme s’il voulait maîtriser une force plus grande que lui, et qu’il y arrivait par moment, mais qu’il était dépassé parfois
la façon dont ses phrases se succèdent est comme heurtée légèrement
avec une phrase "tenue", souvent courte
et d’autres phrases, plus longues, qui se mettent à bouillonner un peu, à se laisser moins dominer
comme un quadrillage qu’il délimiterait, y réussissant parfois, sans se laisser distraire par les détails (comme dans He found one word, one only for the moon)
mais à d’autres moments ça ne reste pas, le quadrillage se déforme, ça pousse sur les parois
il se laisse emporter par bouffées
(comme dans The first whirr of wings had gone up, the carol, the exclamation ; and now one enters ; one goes into the house, the dry, uncompromising, inhabited house, the place with all its traditions, its objects, its accumulations of rubbish, and treasures displayed upon tables.)
c’est la distance qu’il a, avec ce qu’il raconte, qui est élastique
parfois détaché, extérieur, jugeant avec acidité
(He haunted mean streets and towns where women lay drunk, naked, on counterpanes on Christmas day.) (ces femmes de mauvaise vie, qui non seulement ne respectent pas le jour de Noël, mais ne sont même plus capables d’ouvrir les draps du lit pour s’y coucher)
d’autres fois pris par ses émotions, complètement soumis à ces chocs, il brinquebale
comme dans la dernière phrase
(How humiliating never to be sure what to say next, and those painful silences, glaring as dry deserts, with every pebble apparent ; and then to say what one ought not to have said, and then to be conscious of a ramrod of incorruptible sincerity which one would willingly exchange for a shower of smooth pence, but could not, there at that party, where Jinny sat quite at her ease, rayed out on a gilt chair.)
je le ressens aussi dans le vocabulaire, avec des mots-concepts, très denses (indissoluble, incorruptible ), qui sont là comme pour faire barrage
(pour moi Bernard lutte avec les flots, la coulée de temps, la disparition annoncée, mais c’est très trouble, vaporeux et donc subjectif cette impression que j’ai)
j’essaye toujours de me caler au mieux sur la construction des phrases et la ponctuation
et j’ai un problème justement avec indissoluble
dans some diamond of indissoluble veracity
les formulations que je tente — et qui sont aussi soumises au some, "certains diamants", quelques diamants" — de "véracité indissoluble" ne me satisfont pas, j’en arrive même à dissoudre le indissoluble dans "une vérité que rien ne peut dissoudre", parce qu’à mes yeux (et aux oreilles) j’ai l’impression que ça coule mieux
mais je me ravise
est-ce que ça doit couler mieux ?
on parle de Louis, intransigeant, intraitable
et si je décèle que quelque chose se joue avec ces phrases sèches, ramassées, avec l’utilisation de termes très denses, et que je me mets à les diluer, ça n’est pas très logique
je dois aussi réfléchir à I buried boxes of burnt matches in holes in the turf
car on visualise l’enterrement de boîtes, ce qui est très bizarre, ici boxes indique surtout la quantité, pas l’objet en lui-même
un souci aussi avec le squealed
dans Through his landscape the tram squealed
c’est une phrase sans virgule, une phrase qui passe comme le tramway
et le squealed un cri perçant, un cri de joie, quelque chose de très brutal et désagréable (un peu comme Louis finalement) (qui a cette dureté, cette rugosité)
c’est le genre de phrase où j’ai envie de mettre deux verbes au lieu d’un, avec du glapir, du grincer ou du criailler par exemple
j’aime beaucoup His words falling from a shot-tower hit the water and up it spurted.
et je sais pourquoi
j’aime comprendre sans comprendre
(comme quand j’étais petite, avec certains livre où il fallait deviner le sens d’un mot inconnu, ou d’un mot fabriqué, inventé, par exemple en science fiction, le plaisir que c’était)
par une note de bas de page, j’apprends que shot-tower est une "tour à plomb", donc une tour du haut de laquelle on jetait dans l’eau du plomb fondu pour obtenir de la mitraille
je trouve que tout résonne dans cette définition, tout est exposé et clair, il y a une évidence, même si je n’ai jamais vu de tour à plomb et que je ne savais même pas il y a deux jours qu’une telle construction existait
et ça s’applique tellement bien à Louis, les mots qui tombent, qui durcissent, qui deviennent de petites billes, des cartouches, des munitions
il y a à la fin le mot ramrod
dans a ramrod of incorruptible sincerity
que je devrais traduire par "refouloir", c’est-à-dire, d’après ce que je comprends, l’instrument qui permet de repousser la charge au fond d’un fût de canon
(on est toujours dans les allusions guerrières)
mais ce serait dommage de s’arrêter en pleine lecture pour ouvrir le dictionnaire, "refouloir" est rare en plus d’être spécialisé et ancien, je dois trouver l’équivalence
je pars sur l’idée d’un instrument solide, d’un bloc, qui doit contraster avec a shower of smooth pence
je cherche, je fouille, il me faut un instrument solide, et il faudrait qu’il soit en métal, et pas en bois (c’est dommage, car "hampe" me plairait assez), pour qu’on l’imagine se diviser en petits pence, et en même temps chaque choix, s’il est trop précis, perd la clarté de la métaphore et l’affaiblit, je me contente donc au bout d’un moment du plus simple possible
le passage qui me donne le plus de fil à retordre est tout petit
c’est le pausing de But I, pausing, looked at the tree
parce que c’est très visuel ce qui se passe, et j’ai du mal à trouver le mot
(au contraire de Louis, qui found one word, one only for the moon)
j’imagine tous ces étudiants dans l’herbe
Louis très respecté et craint
il déclame
il se lève et s’en va
tous l’imitent
mais, en chemin, et c’est le "en chemin" qui me travaille, Bernard stoppe, les yeux fixés sur l’arbre, ce saule qui est le marqueur de leurs vies
c’est vraiment le bouton "pause" actionné en plein milieu d’un mouvement
et comme c’est ce mouvement arrêté qui provoque le retour sur soi, la sédimentation, il est important
(je continue)
– ma proposition
Louis, s’il se laissait tomber dans l’herbe, non sans avoir précautionneusement (je n’exagère pas) étalé sous lui un carré de toile imperméable, faisait en sorte que personne n’ignore sa présence. C’était impressionnant. J’avais la finesse de saluer son intégrité ; sa recherche, doigts osseux et enveloppés de bandages à cause des engelures, de certains diamants d’une indissoluble véracité. J’ai enterré des allumettes brûlées par boîtes entières en faisant des trous dans l’herbe à ses pieds. Sa langue grave et acérée désapprouvait mon indolence. Il me fascinait avec son imagination sordide. Ses héros portaient des chapeaux melons et parlaient de vendre des pianos pour une liasse de billets. Dans ses paysages passait un tramway qui couinait ; et l’usine dégorgeait sa fumée âcre. Il hantait les petites rues et les quartiers où des femmes, ivres et nues, se couchent sur des descentes de lit le jour de Noël. Ses mots, lancés du haut d’une tour à plomb comme la mitraille, heurtaient l’eau en giclant. Il trouvait un mot, un seul pour la lune. Puis il se levait et il partait ; et nous nous levions tous ; nous partions tous. Mais moi, ralentissant le pas, je m’arrêtais sous l’arbre, et tandis que j’observais ses branches ardentes et jaunies par l’automne, quelque chose a sédimenté. Une goutte est tombée. Je suis tombé – c’est-à-dire que, d’une sorte d’expérience qui prenait fin, j’ai émergé.
Je me suis levé et je me suis éloigné – moi, moi, moi ; pas Byron, Shelley, ou Dostoïevski, mais moi, Bernard. J’ai même répété mon nom une ou deux fois. Je suis entré, en balançant ma canne, dans un magasin et j’ai acheté – non pas que j’aime la musique – un portrait de Beethoven dans un cadre d’argent. Non pas que j’aime la musique, mais à cause de la vie tout entière, de ses maîtres, de ses aventuriers, de ses longues rangées de magnifiques êtres humains qui venaient d’apparaître à présent derrière moi ; et moi, l’héritier ; moi, le continuateur ; moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève. Alors, balançant ma canne, les yeux embués, non pas de fierté, mais d’humilité plutôt, j’ai marché dans la rue. Le premier bruissement d’ailes s’était levé, avec les cantiques, les exclamations ; et on entre ; on entre dans la maison, une maison sèche, inflexible, habitée, un lieu avec toutes ses traditions, ses objets, cette accumulation de vieilleries et de trésors étalés sur les tables. J’ai rendu visite au tailleur de la famille, qui se souvenait de mon oncle. Les gens sont arrivés, nombreux, sans se détacher clairement comme les premiers visages (Neville, Louis, Jinny, Susan, Rhoda), mais confus, sans traits, ou bien leurs traits changeaient si vite qu’ils semblaient n’en avoir aucun. Et, rougissant mais dédaigneux, dans un état des plus étranges, entre pur ravissement et scepticisme, j’ai reçu ce choc ; ces sensations mélangées ; cette inexpérience complexe et troublante devant ce que la vie répercute partout, et partout en même temps. Quel bouleversement ! Quelle humiliation de ne jamais savoir quoi dire ensuite, et ces silences douloureux, aussi aveuglants que des déserts arides où chaque caillou dépasse ; et puis dire ce qu’on n’aurait jamais dû dire, et ensuite avoir conscience de cette lame de fer d’une sincérité incorruptible, qu’on échangerait volontiers contre une pluie lisse de petites pièces de monnaie, mais on ne peut pas, là, à cette fête, où Jinny se tenait tout à fait à son aise, assise, rayonnante sur sa chaise dorée.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -172 ["moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève"], 26 janvier, 13:30
j’aimerais entendre avec de la guitare "He found one word, one only for the moon" (sans importance, juste ça m’a traversé la tête, et ui ce n’est pas un blues rythmé mais de l’écriture et belle, maîtrisée ou ne semblant pas l’être) ceci dit "the first...’ c’est beau, et musical mais comme la voix peut l’être)
plus sérieusement, j’aime ta façon de caractériser la forme, le rythme des phrases et pour raffiner encore le choix des mots en liaison à l’état d’esprit ainsi suggéré de Bernard.
et oui, d’une indissoluble véracité passe bien à mon avis (ou c’est parce que j’ai envie de m’incliner mais je ne le pense pas, de toutes façons je cherche très vaguement de mon niveau d’anglais chaque fois ou presque une contre solution (même si suis toujours bredouille - merci à toi)
2. journal de bord des Vagues -172 ["moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève"], 26 janvier, 14:34, par cjeanney
Tu as raison Brigitte, je ne pense pas à faire ça, convoquer la musique, je suis presque entièrement centrée sur la vue, alors qu’il y aurait des tas de choses à entendre ! Merci !
pour « indissoluble véracité », je n’arrive pas à faire autrement et il me semble que ça ne jure pas (mais est-ce que ce n’est pas à force de lire et de relire que mon oreille s’habitue…) (et comment s’en rendre compte, houlala)
3. journal de bord des Vagues -172 ["moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève"], 26 janvier, 15:28, par Emma Corde
Shot-tower m’a tué.
La merveilleuse érudition qui permet de dire exactement, et le bruit du mot, qui pallie le manque de cette même érudition.
1. journal de bord des Vagues -172 ["moi, la personne miraculeusement désignée pour prendre la relève"], 26 janvier, 16:32, par C Jeanney
ah moi aussi
grâce à ce mot, je suis prise en flagrant délit d’ignorance et je comprends de quoi il est question, simultanément !
(ce qui n’arrive pas tous les quatre matins :)