journal de bord des Vagues -177 ["la dernière ride de la vague ?"]
mardi 13 février 2024, par
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(face à l’invité invisible, Bernard raconte de quelle façon il a vécu le deuil de Percival, et poursuit le bilan de sa vie)
– le passage original
’I observed with disillusioned clarity the despicable non-entity of the street ; its porches ; its window curtains ; the drab cloths, the cupidity and complacency of shopping women ; and old men taking the air in comforters ; the caution of people crossing ; the universal determination to go on living, when really, fools and gulls that you are, I said, any slate may fly from a roof, any car may swerve, for there is neither rhyme nor reason when a drunk man staggers about with a club in his hand—that is all. I was like one admitted behind the scenes : like one shown how the effects are produced. I returned, however, to my own snug home and was warned by the parlourmaid to creep upstairs in my stockings. The child was asleep. I went into my room.
’Was there no sword, nothing with which to batter down these walls, this protection, this begetting of children and living behind curtains, and becoming daily more involved and committed, with books and pictures ? Better burn one’s life out like Louis, desiring perfection ; or like Rhoda leave us, flying past us to the desert ; or choose one out of millions and one only like Neville ; better be like Susan and love and hate the heat of the sun or the frost-bitten grass ; or be like Jinny, honest, an animal. All had their rapture ; their common feeling with death ; something that stood them in stead. Thus I visited each of my friends in turn, trying, with fumbling fingers, to prise open their locked caskets. I went from one to the other holding my sorrow—no, not my sorrow but the incomprehensible nature of this our life—for their inspection. Some people go to priests ; others to poetry ; I go to my friends, I to my own heart, I to seek among phrases and fragments something unbroken—I to whom there is not beauty enough in moon or tree ; to whom the touch of one person with another is all, yet who cannot grasp even that, who am so imperfect, so weak, so unspeakably lonely. There I sat.
’Should this be the end of the story ? a kind of sigh ? a last ripple of the wave ? A trickle of water in some gutter where, burbling, it dies away ? Let me touch the table—so—and thus recover my sense of the moment. A sideboard covered with cruets ; a basket full of rolls ; a plate of bananas—these are comfortable sights. But if there are no stories, what end can there be, or what beginning ? Life is not susceptible perhaps to the treatment we give it when we try to sell it. Sitting up late at night it seems strange not to have more control. Pigeon-holes are not then very useful. It is strange how force ebbs away and away into some dry creek. Sitting alone, it seems we are spent ; our waters can only just surround feebly that spike of sea-holly ; we cannot reach that farther pebble so as to wet it. It is over, we are ended. But wait—I sat all night waiting—an impulse again runs through us ; we rise, we toss back a mane of white spray ; we pound on the shore ; we are not to be confined. That is, I shaved and washed ; did not wake my wife, and had breakfast ; put on my hat, and went out to earn my living. After Monday, Tuesday comes.
la première phrase du premier paragraphe
(I observed with disillusioned clarity the despicable non-entity of the street)
n’est pas simple
d’abord parce qu’elle initie le travail sur le passage (et selon que je l’attrape ou que je m’y introduis plus ou moins facilement, elle conditionne un peu la couleur de la suite, ma façon de "m’accorder")
ensuite à cause de la question nom+adjectif, répétés
disillusioned clarity et despicable non-entity
qui ne pardonne pas en français, et risque de donner une phrase presque saturée
ce n’est pas forcément un problème, c’est toujours possible de saturer, mais là c’est sur deux fronts à la fois, et c’est très rapproché, je ne peux pas imprimer la même "intensité" à ces deux noms+adjectifs sans me retrouver avec une phrase très courte, très dense, et possiblement "illisible", trop lourde, trop "qualifiée"
je dois choisir, parmi les deux, un seul poids à garder, c’est une question d’équilibrage
(surtout que j’en arrive à un moment où j’écris sans ciller "une lucidité sans illusions") (ça existe, une lucidité avec illusions ?)
old men taking the air in comforters
alors là c’est un peu une colle
de vieux messieurs, d’accord, mais qu’est-ce qui leur arrive
le comforter est une couette, ce qui évoque le lit, et l’image de vieillards sous des édredons qui descendent la rue (sur des lits à roulettes ?) est très Monty Python
et c’est drôle comme ce genre de vues se retrouvent traduites différemment, parce qu’il y a la place d’imaginer cette vue
pour Michel Cusin "les vieillards prennent l’air en cache-nez"
pour Cécile Wajsbrot aussi
(les comforters se porteraient donc autour du cou)
pour Marguerite Yourcenar ce sont de "vieux messieurs promenés dans des fauteuils à roulettes" (ah, des roulettes) (mais pas de couette ni d’écharpe pour se réchauffer)
je ne vais pas jusqu’à ajouter le fauteuil, mais si je place les messieurs sous une couverture c’est vrai qu’il vaut mieux les asseoir
j’ai un problème avec le effect de like one shown how the effects are produced
c’est un effet au sens de "effets spéciaux" et pas au sens cause/conséquence
(sinon on obtiendrait une phrase du style "je suis celui à qui l’on montre comment se produisent les conséquences", ce qui laisse perplexe)
c’est la façon de capter le sens de ce "effets" qui pose problème, même s’il y a "les coulisses" juste avant pour le tirer vers la représentation théâtrale
mais si je décide de le remplacer par quelque chose comme "trucages", ce qui serait le sens, c’est trop marqué (et ça prive aussi du second sens d’effet, les conséquences, que Bernard regarde aussi, le monde est logique autour de lui, il est le produit de ce qui s’y passe)
je décide d’ajouter un mot pour que "effet" soit pris dans le sens premier qu’il a ici (sans forcément perdre le second) et sans qu’à la lecture on se questionne trop
’Was there no sword, nothing with which to batter down these walls, this protection, this begetting of children and living behind curtains, and becoming daily more involved and committed, with books and pictures ?
l’obstacle le plus évident c’est this begetting of children, littéralement "cet engendrement d’enfants", c’est-à-dire que ce n’est pas très beau en français)
je fais beaucoup de tentatives pour arriver à quelque chose qui m’aille, et arrivée à un moment je coupe court, c’est-à-dire que je simplifie (peut-être trop) (à revoir à la relecture totale)
et il y a aussi le with de with books and pictures qui porte une ambigüité
est-ce qu’avoir les livres et les tableaux (books and pictures) participe à l’action
(grâce à eux, Bernard est more involved and committed)
ou est-ce qu’ils sont là comme des munitions, ou un décor, un accompagnement
(je choisis cette option)
ensuite arrive la mention des amis (de Better burn one’s life out like Louis [...] or be like Jinny, honest, an animal)
ce qui oblige automatiquement à une répétition de "ou" et de "comme"
je tente de faire en sorte que ça ne tende pas trop vers la liste mécanique en français
(en anglais, l’effet est plus éventail que liste, aussi parce que le mot like est court, et sa place dans la phrase bouge mieux, me semble moins systématique qu’un "ou comme" en français)
for their inspection
je cherche un nom ou un verbe qui se démarque de "inspecter" que je trouve trop procédurier (et "examiner" me semble un peu "en-dessous", c’est le problème avec la fin de phrase, en plus après une incise, en anglais le mot inspection sonne, comme un battement, et "examiner" n’a pas de sonorités sèches) (là aussi je tente quelque chose)
j’ai un souci avec le unbroken
de I to seek among phrases and fragments something unbroken
(en fait dans ce passage, certains mots "négatifs" sont des casse-têtes, comme unbroken, non-entity, unspeakably)
pour unbroken, je pense au passage précédent où Bernard reçoit/lutte contre/accepte la mort de Percival, et refuse d’être interrompu, je vois le broken de unbroken comme une interruption, pas une fissure
à mon sens, c’est la continuité que cherche Bernard
mais là où je vais le plus tâtonner c’est avec we toss back a mane of white spray
d’abord le verbe toss back
et aussi la question du sujet
il doit y avoir un terme technique (grammatical, syntaxique) pour décrire le procédé (un terme que je n’ai pas) (et que je n’ai pas non plus très envie d’avoir d’ailleurs, je sens que je pourrais l’oublier dans la seconde) qui fait que le sujet we glisse comme une savonnette pour devenir le sujet mane of white spray (en mot à mot "crinière de jet blanc")
le verbe toss back est comme une vis à deux filetages, il fonctionne des deux côtés à la fois
à cause du back qui fait recul
on s’élance et on se jette, mais avant de s’élancer, on prend son élan et on se projette soi, le we, on devient ce qu’on lance
et il faudrait caser "crinière", ce qui n’est pas simple
parce que le mot "crinière" ici doit porter une connotation liquide, se raccrocher au champ visuel de la vague
(pour le dire en termes techniques c’est très coton)
je vais voir comment s’en sortent les autres traductions
Michel Cusin : "nous secouons une blanche crinière d’embruns"
Cécile Wajsbrot : "secouant notre crinière d’embruns blancs"
Marguerite Yourcenar : "nous déployons une blanche crinière d’embruns"
je ne suis pas très avancée, les verbes secouer ou déployer ne me parlent pas
toss back, c’est se projeter en avant / vers l’arrière (hum)
c’est comme taper du pied, éclabousser sur place, le point de départ d’un coup qui est porté
c’est violent, presque rageur
et cette impulsion vive, signe de vie, de re-vie même (après l’image de l’eau qui est si faible), je ne la vois pas dans "crinière d’embruns" (somme toute assez majestueuse, un peu comme sur un tableau du XVIIIe, ça se déploie sans violence et ça ne secoue pas) (sûrement pour ça que je ne veux ni de "secouer" ni de "déployer")
je tente une solution
(mais work in progress, vraiment)
arrivée à la fin de ce passage, je sens à quel point tout est dense, sans épanchements
il n’y a pas d’apitoiement, c’est très musculeux tout ça, même quand il y a des états d’âme, et pourtant ils ne sont pas survolés, simplement ils sont exposés, sans mièvrerie
c’est traversé d’une vibration tendue, tout du long (je le reçois comme ça en tout cas)
et il y a toujours ce double mouvement chez Bernard
être poreux / se décaler
être fragmenté / se reprendre
être premier degré / ironiser
ça bat (s’il est une vague, elle n’est pas du tout mélancolique)
– ma proposition
J’ai noté avec une grande lucidité l’ignoble inconsistance de la rue ; ses porches ; ses rideaux aux fenêtres ; les vêtements ternes, la cupidité et la satisfaction des femmes qui font leurs courses ; les vieux messieurs assis pour prendre l’air enroulés dans un plaid ; la prudence avec laquelle les gens traversent ; la détermination universelle à continuer de vivre quand, en réalité je vous le dis, idiots et nigauds que vous êtes, une ardoise peut tomber d’un toit, une voiture faire une embardée, et cela ne rime à rien quand un ivrogne arrive en titubant, une matraque à la main – et voilà. J’étais celui à qui on a donné la permission d’entrer dans les coulisses : celui à qui l’on montre comment sont réalisés les effets sur scène. Je suis retourné, malgré tout, vers mon chez-moi douillet, et la femme de chambre m’a averti qu’il fallait monter à l’étage en chaussettes. L’enfant dormait. Je suis arrivé dans ma chambre.
Aucune épée, rien pour briser ces murs, cette protection d’engendrer des enfants, de vivre derrière des rideaux, chaque jour davantage impliqué, engagé, avec des livres et des tableaux ? Plutôt brûler sa vie comme Louis, dans le désir de perfection ; ou comme Rhoda partir, nous laisser là pour s’envoler vers le désert ; ou ne choisir qu’un être, un seul, parmi des millions d’autres, comme Neville ; ou comme Susan, aimer et détester la chaleur du soleil ou l’herbe craquelée de gel ; ou être comme Jinny, honnête, un animal. Tous possédaient de quoi être emporté ; un sens partagé de la mort ; quelque chose qui les faisait tenir debout. J’ai donc rendu visite à mes amis, à tour de rôle, essayant de mes doigts malhabiles d’ouvrir les verrous de leurs coffres. Je suis passé de l’un à l’autre en tenant ma tristesse – non, pas ma tristesse, mais ce qui constitue l’incompréhensibilité même de nos vies – pour qu’ils l’auscultent. Certains vont voir des prêtres ; d’autres se tournent vers la poésie ; moi, je vais près de mes amis, près de mon cœur, et je cherche au milieu des phrases et des lambeaux de phrases quelque chose d’entier – moi, à qui la beauté d’un arbre ou de la lune ne suffit pas ; moi qui place le contact entre deux personnes au-dessus de tout, et même ça je ne peux pas l’établir, moi si imparfait, si faible, seul à un point inexprimable. Je restais là, assis.
Est-ce que ça pourrait être la fin de l’histoire ? une sorte de soupir ? la dernière ride de la vague ? Un filet d’eau dans le caniveau, qui babille, qui s’éteint ? Laissez-moi toucher la table – de cette façon – et rétablir ainsi ma perception de l’instant. Un buffet où sont alignés des flacons d’assaisonnements ; une corbeille remplie de petits pains ; un saladier de bananes – ce sont des visions rassurantes. Mais s’il n’y a pas d’histoires, comment est-il possible qu’il existe une fin, ou un début ? La vie n’est peut-être pas en mesure de supporter le traitement qu’on lui inflige en tentant de l’enjoliver. Debout tard dans la nuit, c’est étrange comme on perd le contrôle. Ranger dans des casiers ne semble alors pas très utile. Étrange de constater à quel point les forces se dispersent et se perdent dans le ruisseau à sec. Seul, on dirait qu’on s’épuise ; notre eau ne sait qu’entourer faiblement l’épine d’un chardon de mer ; nous ne pouvons pas atteindre ce caillou plus loin pour le mouiller. C’est terminé, nous sommes finis. Mais attendez – j’ai passé toute la nuit à attendre – un élan à nouveau nous traverse ; nous nous levons, nous jetons le ressac d’une mèche d’écume blanche ; nous frappons le rivage ; on ne pourra pas nous endiguer. Ce qui veut dire que je me suis rasé et lavé ; que, sans réveiller ma femme, j’ai pris mon petit-déjeuner ; et j’ai mis mon chapeau pour sortir et gagner de quoi vivre. Après lundi, vient le mardi.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -177 ["la dernière ride de la vague ?"], 13 février, 10:55, par brigitte celerier
détail souriant j’adore ta faon de passer aux rayons X la lucidité sans illusion que j’aurais lue sans ciller..
"même quand il y a des états d’âme, et pourtant ils ne sont pas survolés, simplement ils sont exposés, sans mièvrerie" oui c’est bien Bernard comme on a appris çà l’aimer
et bravo pour les difficultés affrontées
1. journal de bord des Vagues -177 ["la dernière ride de la vague ?"], 13 février, 12:02, par C Jeanney
Merci Brigitte !
(je suis dans la suite, ça continue, j’aime énormément Bernard, ce qu’il dit et fait)