journal de bord des Vagues -178 ["savoir que les limites existent"]
jeudi 15 février 2024, par
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(autour d’une table de restaurant, ils sont deux : un personnage qui ne dit rien mais écoute, et Bernard qui continue bravement de raconter, après certains moments de grandes tensions qu’il a vécu, où il en est de sa vie)
– le passage original
’Yet some doubt remained, some note of interrogation. I was surprised, opening a door, to find people thus occupied ; I hesitated, taking a cup of tea, whether one said milk or sugar. And the light of the stars falling, as it falls now, on my hand after travelling for millions upon millions of years—I could get a cold shock from that for a moment—not more, my imagination is too feeble. But some doubt remained. A shadow flitted through my mind like moths’ wings among chairs and tables in a room in the evening. When, for example, I went to Lincolnshire that summer to see Susan and she advanced towards me across the garden with the lazy movement of a half-filled sail, with the swaying movement of a woman with child, I thought, "It goes on ; but why ?" We sat in the garden ; the farm carts came up dripping with hay ; there was the usual country gabble of rooks and doves ; fruit was netted and covered over ; the gardener dug. Bees boomed down the purple tunnels of flowers ; bees embedded themselves on the golden shields of sunflowers. Little twigs were blown across the grass. How rhythmical, and half conscious and like something wrapped in mist it was ; but to me hateful, like a net folding one’s limbs in its meshes, cramping. She who had refused Percival lent herself to this, to this covering over.
’Sitting down on a bank to wait for my train, I thought then how we surrender, how we submit to the stupidity of nature. Woods covered in thick green leafage lay in front of me. And by some flick of a scent or a sound on a nerve, the old image—the gardeners sweeping, the lady writing—returned. I saw the figures beneath the beech trees at Elvedon. The gardeners swept ; the lady at the table sat writing. But I now made the contribution of maturity to childhood’s intuitions—satiety and doom ; the sense of what is unescapable in our lot ; death ; the knowledge of limitations ; how life is more obdurate than one had thought it. Then, when I was a child, the presence of an enemy had asserted itself ; the need for opposition had stung me. I had jumped up and cried, "Let’s explore." The horror of the situation was ended.
’Now what situation was there to end ? Dullness and doom. And what to explore ? The leaves and the wood concealed nothing. If a bird rose I should no longer make a poem—I should repeat what I had said before. Thus if I had a stick with which to point to indentations in the curve of being, this is the lowest ; here it coils useless on the mud where no tide comes—here, where I sat with my back to a hedge, and my hat over my eyes, while the sheep advanced remorselessly in that wooden way of theirs, step by step on stiff, pointed legs. But if you hold a blunt blade to a grindstone long enough, something spurts—a jagged edge of fire ; so held to lack of reason, aimlessness, the usual, all massed together, out spurted in one flame hatred, contempt. I took my mind, my being, the old dejected, almost inanimate object, and lashed it about among these odds and ends, sticks and straws, detestable little bits of wreckage, flotsam and jetsam, floating on the oily surface. I jumped up. I said, "Fight ! Fight !" I repeated. It is the effort and the struggle, it is the perpetual warfare, it is the shattering and piecing together—this is the daily battle, defeat or victory, the absorbing pursuit. The trees, scattered, put on order ; the thick green of the leaves thinned itself to a dancing light. I netted them under with a sudden phrase. I retrieved them from formlessness with words.
ce thus au tout début
dans
Yet some doubt remained, some note of interrogation. I was surprised, opening a door, to find people thus occupied ; I hesitated, taking a cup of tea, whether one said milk or sugar.
je ne saisis pas ce qui se passe
(un doute → une surprise → une porte → des gens → une tasse de thé → lait ou sucre)
je ne comprends pas l’enchainement, ce qui se trame
est-ce que Bernard est pris par le doute au point de s’interroger sur ses moindres gestes (comme choisir entre le lait et le sucre devant une tasse de thé) ?
mais il y a le thus de thus occupied
ces gens ne sont pas affairés à une tâche ou une autre, il sont occupés "ainsi", ils sont "donc" occupés
occupés en regard de ce qui précède, c’est-à-dire occupés par le doute, l’interrogation ?
ce qui voudrait dire que Bernard, pris de doute, est surpris d’entrer dans une pièce où des gens sont, eux aussi, en plein doute, sauf que chez eux cette interrogation est un peu mince (lait ou sucre ?) (Bernard se moquerait d’eux gentiment ?)
ou au contraire, la surprise est de voir des gens occupés, "ainsi, ils sont occupés", constat étonnant, comment peut-on être occupé à autre chose qu’à douter, cela perturbe, à tel point qu’on ne sait plus quoi mettre dans son thé, lait ou sucre...
ou bien je ne m’arrête pas assez sur le said de whether one said
c’est l’acte de "dire" qui questionnerait Bernard
qu’est-ce qu’on doit dire aux autres ?
qu’est-ce qu’ils comprennent de ce qu’on raconte, eux qui sont occupés ? quoi dire pour qu’ils entendent, pour établir un contact (ce que Bernard place au-delà de tout), est-ce que c’est lait ou sucre le mot le plus adapté ?
(bref, pour résumer, je ne m’en sors pas)
(fun fact, c’est le moment où je reçois un mail qui me confirme que ma commande est arrivée et que je peux aller chercher à la librairie Traduire ou perdre pied)
bref, je tente
ensuite, quand Bernard raconte son séjour près de Susan à la campagne, on comprend vite que tout ce qu’il voit le dégoutte
aussi je ne dois pas essayer de trouver un verbe qui fasse "joli" pour dripping
dans the farm carts came up dripping with hay
le foin suinte des charrettes comme de l’huile de vidange
et c’est pareil pour les chants d’oiseaux, le gabble n’est pas une agréable mélodie (ça baragouine, ça dit n’importe quoi)
là je dois coller à ce que dit le texte, rien d’autre, et ne pas me laisser détourner par une autre VW, transportée par la nature et en décrivant les plus petites nuances avec amour, ce que se passe dans Kew Gardens par exemple
(d’ailleurs, elle ne décrit jamais la nature, fleurs, oiseaux, insectes, sans y mettre de sens, c’est la beauté, mais c’est aussi l’obstination, la force vitale et le tragique, La Mort de la phalène n’est pas un tableau décoratif)
ça se voit bien dans
Bees boomed down the purple tunnels of flowers ; bees embedded themselves on the golden shields of sunflowers
les abeilles ne bourdonnent pas, elles "grondent" littéralement en descendant dans des tunnels (down)
je me pose beaucoup de questions sur purple de purple tunnels
j’imagine bien ce violet presque noir
(d’ailleurs il me semble que dans une de ses interventions Michel Pastoureau rapproche le violet du noir, et pas du rouge comme c’est souvent le cas)
et mon problème est que les mots "violet", "mauve", "pourpre" et leurs déclinaisons, même en allant vers écarlates, cramoisis, donnent tous une impression léchée, une "esthétique" qui me semble hors sujet ici
je ne peux pas m’empêcher d’ajouter un adjectif pour que ce violet ne donne pas un effet "ruban"
les abeilles ne butinent pas, elles ne se posent pas sur les fleurs, elles s’y plantent comme des clous
les fleurs de tournesol sont des "boucliers" (golden shields of sunflowers), du métal à percer
la nature est dure, sans moelleux, inconfortable, incontournable, cruelle et crue, avec ses lois, la vieillesse, la vie et la mort
le brouillard ne tombe pas en nappe de douceur impalpable, littéralement il confine dans une boîte, il "empaquette" (something wrapped in mist) (je décide de garder ce verbe-là)
et il y a aussi ces choses qui ne sont là qu’à "moitié", a half-filled sail, half conscious
comme si Bernard ne pouvait pas s’en contenter, qu’il n’était pas rassasié
et justement
plus loin satiety (satiété) me fait me poser des questions
dans But I now made the contribution of maturity to childhood’s intuitions—satiety and doom
Bernard est maintenant un homme mûr qui a compris deux ou trois choses sur la vie, deux ou trois choses sur la destinée (doom)
mais que vient faire là la satiété ? (satiety and doom)
je cherche
d’abord du côté de considérations métaphysiques (l’appétit de connaissances de Bernard qui serait rassasié par exemple ?)
c’est possible, mais je réalise aussi qu’on est toujours à table (et que c’est presque d’ailleurs la fin du repas, vu le nombre de pages qu’il me reste)
ce pourrait bien être Bernard qui lie son âge mûr à son estomac plein
(la satiété serait alors un clin d’œil souriant entre deux convives ?)
la phrase And by some flick of a scent or a sound on a nerve me pose problème
pour flick, il me faut un mouvement rapide, une pichenette, un doigt leste qui tapote une seconde
la difficulté étant que cette pichenette n’est pas produite par une entité concrète (comme une main ou des doigts) mais par un parfum (qui passe) ou un son (qui passe)
des choses aussi insaisissables qu’une odeur ou un bruit agissent dans ce flick
(et il faut faire en sorte que la formulation ne soit pas trop bizarre, ne fasse pas hausser les sourcils)
"pichenette" ou "chiquenaude" sont vraiment des mots trop longs qui n’installent rien de vif dans la phrase, il faut une phrase qui file, rapide, à peine finie de lire on est déjà passé à autre chose (et autre chose, c’est l’image récurrente des jardiniers et de la femme qui écrit, c’est elle qui est importante, qui est le point d’arrivée, et pas la pichenette de départ)
(c’est compliqué)
quand je ne sais pas quoi faire, je vais voir comment ont réagi, ont réfléchi, les autres
Michel Cusin : "La pointe d’un parfum ou d’un son atteignant un nerf"
(l’idée de pointe, je suis d’accord, mais je trouve qu’"atteignant" est lent, trop calme et posé)
Cécile Wajsbrot : "Et par l’effluve d’un parfum, la vibration d’un son"
(le nerf n’est plus là, ça me gêne) (en plus, j’aime bien que le parfum et le son soient indifférenciés, qu’ils frappent du même geste, et là ce n’est pas le cas avec l’"effluve" pour l’un et la "vibration" pour l’autre)
Marguerite Yourcenar : "Et une senteur ou un bruit peut-être, atteignit mes nerfs"
(toujours ce verbe atteindre)
en fait, lire les autres traductions est toujours un plus, un apport
que ce soit parce que les solutions trouvées m’aident à comprendre vers quoi aller
ou soit parce que je vois des choix que je ne veux pas suivre, ce qui me force à m’orienter autrement
je décide d’une solution, en "maltraitant" la suite de la phrase, avec l’incise et l’ordre des mots dans ce qui réapparait, mais sans être sûre de moi (work in progress)
il y a aussi
Thus if I had a stick with which to point to indentations in the curve of being, this is the lowest ; here it coils useless on the mud where no tide comes
c’est très visuel, je vois un bâton avec les lignes qui l’entourent, tracées année après année, une toise
et à mon avis (mais on pourrait lire autrement), le it de here it coils s’applique aux marques et pas au bâton (en fait, je ne vois pas pourquoi un bâton s’entortillerait)
et puis dans But if you hold a blunt blade to a grindstone long enough, something spurts
je ne choisis pas "meule" pour traduire grindstone (même si c’est une meule) à cause de l’ambiguïté qui fait qu’après le jardin et les charrettes, le cerveau pense directement à une meule de foin
en tout cas c’est un moment important
(pour changer)
(tous les passages sont importants)
Bernard reprend vie
retrouve la vue
avec le seul outil qu’il connaisse et qui fasse sens, les mots
– ma proposition
Pourtant un doute demeurait, une sorte de point d’interrogation. J’ai été surpris, ouvrant une porte, de voir des gens à ce point occupés ; j’ai hésité, avec ma tasse de thé, à savoir s’il fallait dire lait ou sucre. Et la lumière des étoiles, comme elle le fait maintenant, me tombait sur la main après avoir voyagé durant des millions et des millions d’années – j’aurais pu sentir un souffle froid à cette idée, l’espace d’une seconde – pas plus, mon imagination étant trop faible. Mais un doute demeurait. Une ombre m’a traversé l’esprit, comme l’aile des papillons de nuit sur les chaises et les tables du salon le soir. Comme, par exemple, quand je suis allé dans le Lincolnshire cet été-là, pour voir Susan, elle s’avançait vers moi, traversant le jardin avec un mouvement lent de voile de bateau à demi déployée, ce mouvement balançant de la femme qui attend un enfant, et j’ai pensé : "Ça continue ; mais pourquoi ?" Nous étions assis au jardin ; les charrettes de la ferme sont passées en dégoulinant de foin ; il y avait l’habituel charabia des corbeaux et des pigeons de la campagne ; les fruits étaient tous sous filets, recouverts ; le jardinier creusait. Les abeilles vrombissaient au sol sous les tunnels sombres et violets des fleurs ; les abeilles venaient perforer les boucliers d’or des tournesols. Les petites brindilles étaient soufflées à travers l’herbe. Et c’était si rythmé et régulier, semi-conscient comme une chose empaquetée de brume ; et pour moi, détestable, autant qu’un filet qui ligote des membres, qui les entrave. Celle qui avait refusé Percival consentait à cela, à ce que tout soit recouvert.
M’asseyant sur un banc en attendant mon train, j’ai alors songé à quel point nous devons nous plier, nous soumettre à l’imbécilité de la nature. Les bosquets couverts d’un épais feuillage vert s’étalaient devant moi. Le doigt vif d’une odeur ou d’un son sur un nerf réactiva l’image – les jardiniers qui balayaient, la dame assise à écrire – aperçue autrefois. J’ai vu les silhouettes sous les hêtres d’Elvedon. Les jardiniers et leurs balais ; la dame écrivant à sa table. Mais à présent l’âge mûr se mêle aux intuitions d’enfance – la faim est rassasiée, mais la fatalité est là ; la conscience de ce qui rend notre sort inévitable ; la mort ; savoir que les limites existent ; que la vie s’obstine plus qu’on aurait pu le croire. Et là, encore enfant, la présence d’un ennemi s’affirmait devant moi ; et la nécessité de m’opposer à lui m’a percé de son dard. Je m’étais levé en criant : "Partons en exploration." L’horreur de la situation avait pris fin.
Mais maintenant, à quelle situation mettre un terme ? La platitude est là, et la fatalité. Aller explorer quoi ? Les feuilles et les bosquets ne contenaient rien. Et si un oiseau venait à s’envoler, je ne pourrais plus en tirer un poème – seulement répéter ce que j’avais pu dire auparavant. Si j’avais une baguette avec laquelle tracer les marques de la courbe de l’existence, ici serait tout en bas ; ici, ces marques s’enrouleraient vainement dans cette vase qui ne connaît pas la marée — ici, où je m’étais assis le dos collé contre la haie, le chapeau sur les yeux, pendant que les moutons avançaient implacablement, de cette allure qu’ils ont, rigide, à petits pas, sur la pointe des pattes. Mais que l’on presse une lame émoussée contre une pierre à aiguiser assez longtemps, et quelque chose jaillit – une arête de feu dentelée ; si bien que lorsqu’on presse l’absence de sens, les errances, la routine, le tout maintenu ensemble, jaillit une flamme unique de haine, de mépris. J’ai pris mes pensées, ma personne, ce vieil objet découragé, presque sans vie, et je l’ai agité au milieu de ce bric-à-brac, brindilles, fétus de paille, horribles petits bouts d’épaves, débris, déchets à la dérive sur la surface huileuse. Je me suis redressé. J’ai dit : "Battons-nous ! Battons-nous !" et je l’ai martelé. C’est l’effort, c’est la lutte, la guerre qui ne finit jamais, le fracas et les forces qui se réassemblent — c’est le combat au quotidien, l’échec ou la victoire, la course dévorante. Les arbres, jusque là éparpillés, se sont remis en ordre ; l’épaisseur verte des feuilles s’est affinée en une lumière dansante. Je les ai pris dans le filet soudain d’une phrase. Je les ai sortis de l’informe par des mots.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -178 ["savoir que les limites existent"], 15 février, 18:19, par brigitte celerier
oh qu’il est beau ton premier paragraphe.. on pourait le réciter sur un théâtre avec son balancement comme dans un alexandrin (ai trop écouté de Racine tout à l’heure - sourire) ... il a fait que sautant le reste j’ai dégringolé pour voir ce que tu en avais fait
avant de remonter et reprendre
oui les abeilles grondent (quant on est presque près d’une ruche) mais vrombir est mieux, plus exact
oui le violet tend plus au noir qu’au rouge ce n’est pas le pourpre ni le grenat
oui les difficultés s’accumulaient
(j’aurais pensé attaquait en place d’atteignait mais ta phrase a un si beau rythme)
et que le dernier paragraphe est beau
2. journal de bord des Vagues -178 ["savoir que les limites existent"], 15 février, 18:42, par cjeanney
Merci infiniment Brigitte, ça me fait un plaisir fou ce que tu dis (parce que j’ai le nez dans le guidon, je ne suis pas sûre pour le rythme) MERCI :)))))