journal de bord des Vagues -182 ["Si je pouvais mesurer les choses avec un compas"]
vendredi 29 mars 2024, par
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(toujours au cours du même repas, face à un convive qui reste silencieux, Bernard vient de prononcer ces mots : "je ne sais pas réellement qui je suis – Jinny, Susan, Neville, Rhoda ou Louis ; ni comment distinguer ma vie de la leur.", et il revient ici sur un moment intense)
– le passage original
’So I thought that night in early autumn when we came together and dined once more at Hampton Court. Our discomfort was at first considerable, for each by that time was committed to a statement, and the other person coming along the road to the meeting-place dressed like this or that, with a stick or without, seemed to contradict it. I saw Jinny look at Susan’s earthy fingers and then hide her own ; I, considering Neville, so neat and exact, felt the nebulosity of my own life blurred with all these phrases. He then boasted, because he was ashamed of one room and one person and his own success. Louis and Rhoda, the conspirators, the spies at table, who take notes, felt, "After all, Bernard can make the waiter fetch us rolls—a contact denied us." We saw for a moment laid out among us the body of the complete human being whom we have failed to be, but at the same time, cannot forget. All that we might have been we saw ; all that we had missed, and we grudged for a moment the other’s claim, as children when the cake is cut, the one cake, the only cake, watch their slice diminishing.
’However, we had our bottle of wine, and under that seduction lost our enmity, and stopped comparing. And, half-way through dinner, we felt enlarge itself round us the huge blackness of what is outside us, of what we are not. The wind, the rush of wheels became the roar of time, and we rushed—where ? And who were we ? We were extinguished for a moment, went out like sparks in burnt paper and the blackness roared. Past time, past history we went. For me this lasts but one second. It is ended by my own pugnacity. I strike the table with a spoon. If I could measure things with compasses I would, but since my only measure is a phrase, I make phrases—I forget what, on this occasion. We became six people at a table in Hampton Court. We rose and walked together down the avenue. In the thin, the unreal twilight, fitfully like the echo of voices laughing down some alley, geniality returned to me and flesh. Against the gateway, against some cedar tree I saw blaze bright, Neville, Jinny, Rhoda, Louis, Susan and myself, our life, our identity. Still King William seemed an unreal monarch and his crown mere tinsel. But we—against the brick, against the branches, we six, out of how many million millions, for one moment out of what measureless abundance of past time and time to come, burnt there triumphant. The moment was all ; the moment was enough. And then Neville, Jinny, Susan and I, as a wave breaks, burst asunder, surrendered—to the next leaf, to the precise bird, to a child with a hoop, to a prancing dog, to the warmth that is hoarded in woods after a hot day, to the lights twisted like white ribbon on rippled waters. We drew apart ; we were consumed in the darkness of the trees, leaving Rhoda and Louis to stand on the terrace by the urn.
When we returned from that immersion—how sweet, how deep !—and came to the surface and saw the conspirators still standing there it was with some compunction. We had lost what they had kept. We interrupted. But we were tired, and whether it had been good or bad, accomplished or left undone, the dusky veil was falling upon our endeavours ; the lights were sinking as we paused for a moment upon the terrace that overlooks the river. The steamers were landing their trippers on the bank ; there was a distant cheering, the sound of singing, as if people waved their hats and joined in some last song. The sound of the chorus came across the water and I felt leap up that old impulse, which has moved me all my life, to be thrown up and down on the roar of other people’s voices, singing the same song ; to be tossed up and down on the roar of almost senseless merriments, sentiment, triumph, desire. But not now. No ! I could not collect myself ; I could not distinguish myself ; I could not help letting fall the things that had made me a minute ago eager, amused, jealous, vigilant, and hosts of other things, into the water. I could not recover myself from that endless throwing away, dissipation, flooding forth without our willing it and rushing soundlessly away out there under the arches of the bridge, round some clump of trees or an island, out where sea-birds sit on stakes, over the roughened water to become waves in the sea—I could not recover myself from that dissipation. So we parted.’
pour le dire honnêtement, j’ai d’abord lu le texte anglais sans rien y comprendre
puis j’ai lu (ce que je ne fais jamais d’habitude) directement chacune des traductions françaises
les trois
et elles étaient toutes les trois différentes, mais là non plus je n’ai rien compris
je n’ai pas compris ce qui se jouait, où on allait, ce qui était montré là
un peu comme lorsqu’on voit un tableau non figuratif et que le cerveau ne sait pas nommer ce qu’il a devant lui
alors j’ai commencé à traduire en mot à mot, péniblement
besogneuse, une question à chaque phrase
en y repensant encore et encore, je crois comprendre pourquoi j’étais autant à la peine
jusque-là VW présentait des données, des événements, des lieux, des gens, les six personnages
et ici elle revient sur ce qui a déjà été raconté
et comme elle ne nous prend pas pour des idiots, elle n’a pas besoin d’être précise ou exhaustive, une seule allusion peut réactiver ce qui a été écrit déjà
comme si elle lançait un caillou dans l’eau pour faire renaître un cercle, un cercle qu’on connaît, réminiscence
sans s’attarder
et, en même temps, ce qu’elle fait dire à Bernard lorsqu’il raconte le passé (qui a déjà été montré, "en temps réel", au moment où cela arrivait) est légèrement différent
plus sec, plus tendu
comme si Bernard ne gardait que le sédiment du liquide de la vie
c’est pourquoi il y a des phrases comme : he was ashamed of one room and one person and his own success
VW / Bernard, n’ont pas besoin d’expliquer quelle pièce, quel être
Neville est "résumé", résumé dans sa honte
(honte d’être lui — de l’homme qu’il est chez lui, intimement, sans fards — et honte d’aimer qui il aime, honte de l’objet de son amour, et aussi honte de cette réussite, honte de réussir à mener cette vie, une chambre avec des livres, une pomme d’or dessinée sur le rideau par le feu de la cheminée, et un être aimé à attendre)
par contre, même si je crois comprendre, traduire he was ashamed of one room and one person and his own success est une autre affaire
pourtant on ne peut pas faire plus simple
one room and one person
je me torture l’esprit
(... une personne unique, un lieu unique, rien qu’un être, rien d’autre qu’une pièce et une seule personne...)
je vais lire (relire, parce que je n’avais rien compris la première fois) ce que disent les autres traductions
Michel Cusin : "il avait honte de sa chambre unique et de l’unique personne"
Cécile Wajsbrot : "il avait honte d’avoir un seul être, une seule pièce"
Marguerite Yourcenar : "il avait honte [...] de sa vie passée dans une seule chambre, consacrée à un seul être aimé"
en fait c’est le one qui me pose problème, à traduire par seul ou unique
je ne crois pas que ce qui travaille Neville soit le rétrécissement au seul, à l’unique
qu’il soit limité à une seule pièce et un seul être n’est pas le problème
ce n’est pas la question de la circonférence, du périmètre d’action qu’il jugerait trop minuscule
il a honte d’eux, d’eux tous, de son salon, de l’être qu’il aime et de lui-même
honte de son chez lui, de ce qu’il en a fait, de ce qu’il y vit, et honte de celui qu’il aime, car ce serait si simple d’aimer quelqu’un d’autre, d’aimer une femme, "comme tout le monde"
le regard des autres est trop acide
les autres, Benard, Jinny, Rhosa, Louis, Susan, lui rappellent sans cesse qu’il est le seul à être ainsi
aussi il retourne le stigmate
il se vante
il prétend être fier de tout cela alors que tout cela le ronge
Neville doit vivre ce one, cette pièce-là, cet être-là, et lui, comme une malédiction
"bon qu’à ça"
c’est cette pièce, cet être qui font de lui qui il est, et parfois, il ne peut plus les supporter, il ne peut plus se supporter lui-même
il a même honte de sa réussite
honte de réussir à être ce qui lui fait honte
mais ça ne m’avance pas (pour traduire)
et je constate une fois de plus qu’il n’y a pas plus simple
one room and one person
parce que VW a confiance, elle sait qu’on comprendra
alors banco, je la suis, je tente, je fais confiance moi aussi
le même genre de souci (sédiment, pulpe, extraction) existe dans
the rush of wheels became the roar of time
en plus des sonorités, de la scansion
c’est parfait, magnifique
comment rendre cela en français, ce rythme, ce métronome puissant et grave
rush / roar
le rush qui se répète juste après
the rush of wheels became the roar of time, and we rushed—where ?
ça s’avance en trois temps, rush / roar / rushed
une mécanique (escalier, glissade, vortex)
le problème de roar c’est qu’en français il devient rugissement, un mot si long, 4 syllabes, c’est bien trop
et roar est si similaire de rush
je ne peux pas faire ça avec grondement et rugissement (qui me semblent patauds)
et utiliser "ruée" pour rush donne "la ruée des roues", on a lu mieux
je pourrais toujours modifier en tentant "ruée des voitures", mais le thème de la roue, du rond, du cercle est trop important dans Les Vagues, le mot "roue" doit rester
alors je tente de me focaliser sur rush et rushed
le même mot deux fois, employé deux fois différemment
rush des roues / gens qui "rushent"
il faudrait que ces deux mots soient frères, au moins reliés par des sonorités
je réfléchis longtemps
ça me semble impossible de trouver la solution qui porte en elle sens / sons / vitesse
mais je focalise sur les mots courts et les sonorités
finalement j’arrive à quelque chose (de l’ordre du "moins pire") (je tente)
par contre, je dois renoncer à traduire blackness qui apparaît deux fois
(the huge blackness of what is outside us, et the blackness roared)
par le même mot
et mon choix pour roar est un peu acrobatique, je lui fait perdre le côté "mugissement" pour lui donner plus de violence avec un mot bref — mais traduire c’est choisir
et je comprends aussi (lentement, à force de malaxer les phrases) ce qui me donne ce sentiment d’être embourbée
c’est la présence, l’omniprésence du nous
parfois même du nous-nous ("nous nous levons, nous nous retrouvions")
ce "nous" n’est pas aussi présent/visible/implacable en anglais
d’ailleurs on peut lire le texte anglais sans remarquer qu’il n’y a que lui
mais en français, combien de "nous", et de "nous nous" ?
je tente de revoir certaines formulations, pour écrémer un peu la présence du mot
mais en même temps, je comprends bien qu’il n’est pas là par hasard, je vois bien qu’il est central
la fin du passage précédent ("je ne sais pas réellement qui je suis – Jinny, Susan, Neville, Rhoda ou Louis ; ni comment distinguer ma vie de la leur.") interroge ce nous
de quoi est-il question ? de nous
nous les six personnages
tour à tour l’un et l’autre et tous ensemble
cette fusion, cette combustion
et il y a une fracture entre "nous"
entre eux six : celle faite par Louis et Rhoda, qui s’écartent
ils n’ont pas vécu le "voyage à travers le temps" en même temps que les autres
ils sont restés tous les deux debout près de l’urne
mais ils ont gardé ce que les autres ont perdu
(We had lost what they had kept.)
je ne sais pas si mon interprétation est la bonne, mais voilà comment je sens cela
Louis et Rhoda ont un lien à part, que les autres n’ont pas
ils ont réussi à garder ce lien primitif, que les autres ne peuvent retrouver qu’à certains moments précis et presque métaphysiques
près de l’urne, ils attendent (l’urne funéraire, ce qui vient d’un passé lointain, de la poussière)
ils notent
(Louis and Rhoda, the conspirators, the spies at table, who take notes)
ils n’ont pas droit aux contacts dits normaux, comme demander au serveur d’amener du pain
("After all, Bernard can make the waiter fetch us rolls—a contact denied us.")
parce qu’ils ne sont pas "reconnus", ou assez "respectés/respectables"
ou bien comme s’ils étaient d’un autre monde, des esprits
eux n’interrompent rien, ne brisent pas les liens qui les attachent l’un à l’autre
(We had lost what they had kept. We interrupted.)
et quelque part, au milieu du grand déversement final de ce passage, ce flux qui emporte tout vers la mer et ses vagues, qui emporte les gens, les disperse, eux restent là, debout
presque solides
à part
est-ce que c’est parce qu’ils vivent un amour véritable ?
qu’ils restent dédiés l’un à l’autre, tous les deux, contrairement aux autres ?
Neville n’aime qu’un être, jamais le même (et toujours le même malgré tout), il aime une figure, un archétype
Susan s’est détournée de Percival, a refusé Percival
Jinny n’aime que l’extase, rien qu’elle
Bernard cherche ses propres contours dans des phrases
on ne sait pas grand chose de ce qui noue Louis et Rhoda
on sait que Rhoda a pleuré la mort de Percival comme aucune autre
on sait que Louis cherche à "réparer l’ordre", cherche à se réparer
peut-être qu’ils sont les seuls à savoir, ou vouloir, se réparer mutuellement
à vouloir et savoir préserver la fusion primitive entre eux
et que c’est ça qui les fait se tenir debout, comme les pieux où se posent les oiseaux, immobiles dans l’océan, à la fin du passage
(mais c’est juste mon hypothèse, et peut-être qu’à la fin de ce travail, quand je devrais relire la totalité des Vagues, je comprendrais les choses différemment)
ce nous est central parce qu’il est "un"
et le moment d’épiphanie de Hampton Court est cette révélation des masses que les six constituent
un couple, soudé (Louis&Rhoda)
et par moment, pendant quelques secondes, un temps presque miraculeux où Neville, Jinny, Rhoda, Louis, Susan, Bernard sont un (face à ce couple)
je décide de garder l’idée de ce "un" dans I saw blaze bright
Bernard ne voit pas plusieurs personnes flamboyer
il voit une seule lumière
et c’est seulement ensuite que les éclats de lumière se disjoignent
(And then Neville, Jinny, Susan and I, as a wave breaks, burst asunder)
j’aime beaucoup le passage : And then Neville, Jinny, Susan and I, as a wave breaks, burst asunder, surrendered—to the next leaf, to the precise bird, to a child with a hoop, to a prancing dog, to the warmth that is hoarded in woods after a hot day, to the lights twisted like white ribbon on rippled waters.
cette incursion du dehors, de la vie de chacun, comme des flashs de présences, des détails de vie
des détails piquetés, arrachés, punaisés, sans souci de chronologie, d’espace, d’individualité
le plus compliqué est to the lights twisted like white ribbon on rippled waters
à cause de la sonorité en français de "rubans blancs" que je trouve pesante, an an, on dirait deux pieds lourds alors que ça devrait s’entortiller et flotter
je ne sais pas quantifier le nombre de retours, changements, reprises, réarrangements que je fais
parfois en tournant en rond, modifiant ma phrase initiale, la reprenant, la changeant encore pour revenir au point de départ
arrivée à un résultat que je trouve "convenable", je réalise que maintenant (enfin) je comprends ce qui est écrit
il fallait que j’ingère le texte, que je le mastique
mais est-ce que quelqu’un qui reçoit le texte comme ça, sans la possibilité de le creuser, n’aurait pas l’impression que j’ai eu au début de ne rien capter ? (comment savoir)
ce qui se passe en trois paragraphes est très complexe
c’est le nous et l’individu
c’est la masse des sentiments partagés, les chansons qu’on entonne ensemble, et soi
ce passage demande Qui sommes-nous ?
qui sommes-nous individuellement, factuellement, par rapport à l’immensité
c’est si immense
les éléments agissent dans l’obscurité, ils brassent, nous brassent
tout est toujours si grand
tout est toujours plus grand que nous
"nous" est toujours plus grand que soi
à quoi se tenir ? se retenir ?
il y a cette phrase à la fin :
I could not recover myself from that endless throwing away, dissipation, flooding forth without our willing it and rushing soundlessly away out there under the arches of the bridge, round some clump of trees or an island, out where sea-birds sit on stakes, over the roughened water to become waves in the sea—I could not recover myself from that dissipation
avec deux fois l’expression I could not recover myself
avec son sens double
se rétablir, au sens de guérir, et se retrouver soi-même (au milieu du grand éparpillement)
j’hésite longtemps (car d’habitude j’aime me tenir à ce respect de garder les mêmes mots lorsqu’ils sont répétés), mais je choisis finalement pour ces deux occurrences deux verbes différents
(ça me semble plus "juste", je ne sais pas expliquer pourquoi)
(en traduisant ce passage, et je ne saurais pas expliquer pourquoi non plus, par quel fil, j’ai pensé très régulièrement au suicide de VW dans l’Ouse
et pourtant je ne veux pas la réduire à ça, à sa fin, que sa fin colore la totalité
mais ces eaux agitées qui partent au loin, tout ce qui est jeté, se jette, cette grande déperdition
comment ne pas y voir la mort)
j’en suis à la page 167 de mon exemplaire d’Oxford World’s Classics
et THE END arrive page 177
– ma proposition
J’y pensais en ce soir de début d’automne, quand nous nous sommes retrouvés pour dîner une fois encore à Hampton Court. Notre gêne fut d’abord considérable, car chacun d’entre nous à cette époque tenait à s’affirmer, et l’autre qui avançait sur le chemin du rendez-vous habillé ainsi ou autrement, une canne à la main ou pas, semblait venir le contredire. J’ai vu Jinny regarder les doigts terriens de Susan et cacher les siens ; et moi, en observant Neville, si soigné et précis, j’ai senti toute la nébulosité de ma vie brouillée par toutes ces phrases. Ensuite, il s’est mis à fanfaronner, parce qu’il avait honte d’un certain salon, d’une certaine personne, et d’avoir réussi. Louis et Rhoda, les conspirateurs, les espions attablés, qui notaient tout, semblaient se dire : "Après tout, c’est à Bernard de faire en sorte que le serveur amène le pain – ce contact nous est refusé." Et, l’espace d’un instant, nous avons vu parmi nous s’afficher le corps de l’individu complet que nous n’avions pas réussi à être, mais qui ne s’oublie pas pour autant. Nous voyions tout ce que nous aurions pu être ; tout ce que nous avions raté, et nous étions jaloux des revendications de l’autre, comme des enfants lorsqu’on coupe le gâteau, le seul, l’unique gâteau, et qu’ils voient leur part diminuer.
Quoi qu’il en soit, nous avons eu notre bouteille de vin et, sous son charme, en perdant notre hostilité, cessé les comparaisons. À mi-repas, nous avons senti s’élargir le cercle de l’immense noirceur de ce qui reste hors de nous, de ce que nous ne sommes pas. Le vent, le flux des roues se fit fracas du temps, et nous nous sommes rués – mais où ? Et qu’étions-nous ? Anéantis un temps, éteints, comme l’étincelle échappée du papier qui brûle, et dispersés dans le fracas obscur. Nous étions au-delà du temps, au-delà de l’Histoire. Pour moi ça n’a duré qu’une seconde. C’est parce que je suis pugnace que cela s’est arrêté. J’ai frappé la table avec la cuillère. Si je pouvais mesurer les choses avec un compas je le ferais, mais puisque ma seule mesure est une phrase, je fais des phrases – laquelle, en l’occurrence, je ne sais plus. Nous devenions six personnes à table à Hampton Court. Nous nous sommes levés pour ensemble descendre le long de l’avenue. Et dans la fragilité, dans l’irréalité de cette nuit tombante, et arrivant par salves comme les échos de voix qu’on entend rire dans une allée, la chaleur humaine m’est revenue, et la chair. Appuyée contre un porche, appuyée contre un cèdre, j’ai vu l’éblouissante flamme, Neville, Jinny, Rhoda, Louis, Susan, moi, notre vie, notre identité. Le roi William avait toujours l’air d’un monarque irréel, et sa couronne de ferblanterie. Mais nous – devant les briques, devant les branches, nous six, sur combien de millions de millions, sortis juste un instant du foisonnement incalculable des temps passés et des temps à venir, nous brûlions ici, triomphants. L’instant était tout ; l’instant suffisait. Et puis Neville, Jinny, Susan et moi, comme une vague se brise, nous sommes partis de tous côtés et nous nous sommes rendus – à la feuille qui viendrait, à cet oiseau-là parmi d’autres, à l’enfant au cerceau, au trot du chien, à cette tiédeur que la forêt retient après une journée chaude, et au blanc lumineux qui se tord en rubans sur le plissement des eaux. Nous nous sommes écartés les uns des autres ; nous étions consumés par la noirceur des arbres, laissant Rhoda et Louis debout sur la terrasse près de l’urne.
Revenir de cette immersion – si douce, si profonde ! –, et voir en remontant à la surface les conspirateurs toujours debout au même endroit, n’a pas été sans remords. Nous avions perdu ce qu’eux avaient gardé. En nous interrompant. Mais nous étions fatigués et, bon ou mauvais, accompli ou inachevé, un voile sombre allait recouvrir nos efforts ; les lumières déclinaient pendant que nous faisions halte sur la terrasse en haut du fleuve. Les bateaux à vapeur débarquaient leurs voyageurs sur la rive ; on entendait des cris de célébration au loin, le son de chants, comme si les gens agitaient leurs chapeaux avant de reprendre ensemble une dernière chanson. Le son de ce chœur traversait l’eau et j’ai senti bondir en moi ce vieil élan, celui qui toute ma vie m’a animé, être soulevé et emporté par la clameur des voix des autres, reprenant le même chant ; être secoué de bas en haut par la clameur d’une quasi insensée réjouissance, émotion, triomphe, désir. Mais pas maintenant. Non ! Je ne pouvais pas me ressaisir ; distinguer mes contours ; je ne pouvais pas m’empêcher de laisser glisser au fond de l’eau tout qui m’avait rendu la minute d’avant enthousiaste, amusé, envieux, attentif, et une foule d’autres choses. Je ne pouvais pas me rattraper de tout ce qui se jette sans fin, se disperse, se déverse malgré nous et s’écoule sans un bruit sous les piles des ponts, entourant quelques arbres, ou bien une île, là-bas, là où les oiseaux de mer attendent en haut des pieux, au-dessus des eaux agitées qui se transforment en vagues dans l’océan – je ne pouvais pas me rétablir de ce dispersement. Et ainsi, nous nous sommes quittés.
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( work in progress )
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Messages
1. journal de bord des Vagues -182 ["Si je pouvais mesurer les choses avec un compas"], 29 mars, 12:15, par brigitte celerier
bravissimo.. et le texte final de la traduction coule si bien que j’ai dû revenir sur mes pas pour retrouver les points qui accrochaient (fait dire que mes mains mon esprit mes mots sont pauvrets en ce moment)
2. journal de bord des Vagues -182 ["Si je pouvais mesurer les choses avec un compas"], 29 mars, 12:56, par cjeanney
Merci Brigitte, c’est un sacré compliment que tu me fais, de ne pas remarquer les points qui accrochent (je n’ai pas ménagé ma peine, mais tu me récompenses :-)))
3. journal de bord des Vagues -182 ["Si je pouvais mesurer les choses avec un compas"], 3 avril, 12:22, par sonneur
Lecture de votre traduction, et des pages 258 à 261 de celle de Cécile Wajsbrot.
Votre journal de traduction aide à lire Woolf de manière plus approfondie.
Merci.
1. journal de bord des Vagues -182 ["Si je pouvais mesurer les choses avec un compas"], 4 avril, 11:25, par C Jeanney
Merci beaucoup !