TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -185 ["Aucun écho lorsque je parle, aucun mot d’aucune sorte."]

lundi 10 juin 2024, par C Jeanney

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(ce passage est une sorte de mise en abyme : Bernard raconte à un convive dont on ne connait pas le nom qu’il s’est parlé un jour à lui-même "comme on parle à un compagnon avec qui on voyagerait vers le pôle Nord", et qu’il n’a obtenu aucun écho, et c’est aussi ce qui se passe à cette table, puisque le convive en restant muet ne fait pas écho aux paroles de Bernard)

 le passage original

’I spoke to that self who had been with me in many tremendous adventures ; the faithful man who sits over the fire when everybody has gone to bed, stirring the cinders with a poker ; the man who has been so mysteriously and with sudden accretions of being built up, in a beech wood, sitting by a willow tree on a bank, leaning over a parapet at Hampton Court ; the man who has collected himself in moments of emergency and banged his spoon on the table, saying, "I will not consent."
’This self now as I leant over the gate looking down over fields rolling in waves of colour beneath me made no answer. He threw up no opposition. He attempted no phrase. His fist did not form. I waited. I listened. Nothing came, nothing. I cried then with a sudden conviction of complete desertion. Now there is nothing. No fin breaks the waste of this immeasurable sea. Life has destroyed me. No echo comes when I speak, no varied words. This is more truly death than the death of friends, than the death of youth. I am the swathed figure in the hairdresser’s shop taking up only so much space.
’The scene beneath me withered. It was like the eclipse when the sun went out and left the earth, flourishing in full summer foliage, withered, brittle, false. Also I saw on a winding road in a dust dance the groups we had made, how they came together, how they ate together, how they met in this room or that. I saw my own indefatigable busyness—how I had rushed from one to the other, fetched and carried, travelled and returned, joined this group and that, here kissed, here withdrawn ; always kept hard at it by some extraordinary purpose, with my nose to the ground like a dog on the scent ; with an occasional toss of the head, an occasional cry of amazement, despair and then back again with my nose to the scent. What a litter—what a confusion ; with here birth, here death ; succulence and sweetness ; effort and anguish ; and myself always running hither and thither. Now it was done with. I had no more appetites to glut ; no more stings in me with which to poison people ; no more sharp teeth and clutching hands or desire to feel the pear and the grape and the sun beating down from the orchard wall.’



première difficulté dans
the man who has been so mysteriously and with sudden accretions of being built up, in a beech wood, sitting by a willow tree on a bank, leaning over a parapet at Hampton Court
parce que je veux garder la construction
c’est difficile de laisser en français le built up (construit) si loin dans la phrase, mais je tente

et le problème de accretions of being
pour accretions j’ai besoin d’un mot qui ne soit pas du langage courant
il n’y a que deux occurrences d’accretion dans The Waves

ça touche à la situation de Bernard
dans ce passage il y a un travelling accéléré sur des moments de vie, comme si la caméra englobait dans l’image des passages flottants, avec de minuscules plans sur un arbre, un parapet, et le temps comme lissé ou écrasé (with here birth, here death), réduit à quelques secondes
l’effet est à la fois ponctuel et large, Bernard voit sa vie mêlée à leurs vies à tous, mais depuis plus loin ou depuis plus haut
il y a cette sorte de hauteur de vue dans accretions

et puis on entre dans une sorte d’inconnu
jusque-là, Bernard re-racontait ce que nous avions déjà lu, l’enfance, l’université, la mort de Percival, les tempéraments de chacun, c’était une revisite du passé, de leur passé commun
mais depuis la mort de Rhoda (et la mort de Rhoda en est le point de départ) on est entré dans autre chose
Bernard en a fini avec la revisite du passé
ce qui va arriver sera forcément neuf, inédit, jamais dit

c’est pour ça qu’il me faut un terme particulier pour accretion, si je choisissais de le traduire par "couches successives" ou "accumulations", ça redeviendrait commun/connu

et il y a le being qui me cause un problème de formulation et de sonorité
si je choisi "être", ça viendra se télescoper avec in a beech wood, un bois de hêtres, et fera une homophonie être/hêtre qui n’est pas du tout pertinente ici

dans le deuxième paragraphe (This self now as I leant over the gate looking down over fields...) je ne peux pas conserver la ponctuation, ou plutôt la non ponctuation, si je veux commencer la phrase par "Ce moi", il me semble que ce sera plus lisible avec un ajout de virgules

No fin breaks the waste of this immeasurable sea.
je cherche longtemps un moyen de me dépêtrer de ce immeasurable qui donne "incommensurable" en français (je trouve le mot trop long, question de rythme), mais pas possible
et puis the waste, déchet inutile, rebut, friche, autant de mots qui viennent se heurter à ceux qui accompagnent d’habitude la mer
quel assemblage

je vais voir comment se débrouillent les autres traductions
Michel Cusin : "Pas d’aileron pour rompre ce désert d’une mer incommensurable."
Cécile Wajbrot : "Aucune nageoire pour rompre l’étendue de cette mer incommensurable."
Marguerite Yourcenar : "Nulle nageoire ne fend jamais l’infinie étendue des eaux."

en fait c’est toujours intéressant de lire les autres, pour préciser ses propres idées et comprendre ce qu’on ne veut pas (parfois choisir, ce n’est pas trouver, c’est écarter des possibilités)
le "désert" pour waste rend bien le vide, mais pas le "dépensé pour rien", donc pas forcément l’inutilisation, ou l’inutilité
le mot "étendue" vient logiquement s’accoler à mer, alors que je voudrais garder ce petit coup de cymbales du waste qui rencontre sea, qui n’est pas usuel (enfin à l’époque de VW, car de nos jours on connaît ce désastre que sont les déchets marins)

et MY prend un parti qui n’est pas dans le texte je trouve, avec son "ne fend jamais", ça sonne comme un constat inéluctable et réfléchi, supérieur, avec ce "jamais", passé-présent-futur, qui fait axiome, cette nageoire n’a jamais fendu et ne fendra jamais
et pourtant, cette nageoire (que j’identifie comme les mots mêmes) existe, on l’a vue
MY dit qu’aucun mot ne peut rompre le gâchis qu’est l’océan du temps
mais ce que dit Bernard est présent, est au présent, un accident au sens propre, une catastrophe, une déflagration ponctuelle, là où il en est, à ce point de son histoire, à cause de tout ce qu’il a vécu, de ce qui l’a construit, la nageoire manque, le mot manque, le mot a disparu, son absence révélée comme un coup de tonnerre, No fin, alors qu’il y en avait, qu’on les cherchait, qu’on les désirait, qu’on vivait pour les voir venir

pour waste je cherche longtemps du côté de dilapider, de gaspillage, et comme souvent j’ai l’impression d’essayer de trouver un mot qui au fond n’existe pas (je tente quelque chose, je "bricole" comme aurait dit Philippe Aigrain)

No echo comes when I speak, no varied words
c’est le varied qui me cause souci
si je choisis "varié" ou "divers", ça va affaiblir la phrase
parce qu’ici ce n’est pas simplement qu’il n’y a pas ou plus de mot
c’est que tous les mots sont concernés, que même convoquer les plus fous, les plus forts d’entre eux pour tenter toutes les stratégies possibles ne sert à rien (les mots comme des mouches qui se cognent pour rentrer quelque part, et elles ont beau être nombreuses, de tailles différentes, avec des tactiques différentes, rien n’y fait, il y a une vitre)

I am the swathed figure in the hairdresser’s shop taking up only so much space.
c’est le rappel de la visite chez le coiffeur, et le only so much space me cause problème
je vais voir comment s’en sortent les autres
Michel Cusin : "qui ne prend pas plus que sa place."
Cécile Wajbrot : "et qui prend trop de place."
Marguerite Yourcenar : "Je ne suis plus qu’un personnage épais encombrant la boutique du coiffeur."

comme d’habitude, je suis en total désaccord avec MY, Bernard n’est pas "trop gros", trop encombrant, au contraire, il est trop limité
comme je le vois, Bernard prend juste (only), prend seulement l’espace alloué, l’espace nécessaire, et pas plus
un point dans un corps fini
tout ce qu’il peut penser, tout ce qu’il a pu penser, tout ce qu’il a pu vivre, sa construction faite de multiples lamelles d’existence, n’ont pas plus d’épaisseur qu’un point, il est un point
les mots n’ont pas réussi à l’agrandir

sans les mots, le paysage flétrit (The scene beneath me withered)

j’ai un souci avec les trois adjectifs withered, brittle, false
dans It was like the eclipse when the sun went out and left the earth, flourishing in full summer foliage, withered, brittle, false.
en particulier brittle
je devrais le traduire par "cassant", je vois bien ce côté brindilles sèches qui se brisent et tombent en poussière
mais il y a l’ambigüité du sens, cassant comme "coupant", "impérieux", que je ne peux pas laisser planer

et puis il y a false
sans les mots, les choses sont altérées, défaites, asséchées, et elles ne se ressemblent même plus, ne ressemblent plus à la réalité

un passage difficile :
Also I saw on a winding road in a dust dance the groups we had made, how they came together, how they ate together, how they met in this room or that.
une phrase longue rythmée par des how
et le how est, comme le now, un battement souple en anglais, et ce n’est pas du tout le cas en français

en cherchant comment m’en sortir, je vais lire les autres traductions et je vois un autre problème qui ne m’avait pas frappé avec on a winding road in a dust dance
les trois traductions font "danser les groupes dans la poussière"
c’est plutôt beau, mais je ne vais pas faire ce choix
à cause de l’image que j’ai en tête, la route, ses lacets, de la poussière flottante, dansante, et l’apparition derrière ce halo de poussière des personnages des Vagues
pour moi, ils ne dansent pas, ils ne peuvent pas danser, ils vivent, ils avancent, ils marchent
ce sont des "vrais gens", des gens comme nous, ils n’ont rien de théâtral, d’exceptionnel, ils n’ont pas de posture, encore moins esthétique
je trouve (mais j’exagère sûrement) que les faire "danser dans la poussière" installe quelque part une distance, la notion d’admiration, avec cet côté poète échevelé romantique qui manque de chair pour moi (et ces personnages, dont on ne sait presque rien du physique, dont on ne connait pas les visages, sont des êtres de chair, c’est le paradoxe fabriqué par les Vagues de rendre vivants ses personnages sans autre artifice que de faire entendre leurs paroles)

maintenant, ça ne m’empêche pas d’être devant le très très gros problème du dernier paragraphe :
des fragments, des instants, ponctués de mouvements, de trajectoires, in this room or that, one to the other, here et here, et après toutes ces lignes lancées tout azimut, cette liste finale de nons, d’interdits, d’adieux, qui prend son essor pour finir dans un déploiement de chaleur et de fruits, quelque part, un verger au soleil

donc gros souci avec
I had no more appetites to glut ; no more stings in me with which to poison people ; no more sharp teeth and clutching hands or desire to feel the pear and the grape and the sun beating down from the orchard wall.
j’aime beaucoup l’inattendu de to poison people
ce n’est pas une liste de beautés, c’est une liste de traits de vie, bons ou nocifs ce n’est pas le problème
mais c’est surtout le to feel qui m’arrête
en français, comme il s’agit de fruits et de soleil, il faudrait deux verbes, on palpe les fruits, on sent le soleil sur soi, mais en anglais le feel dit tout à la fois, sentir, toucher et même penser
(ça pourrait même être un zeugme ce passage)
j’aimerais bien ne garder qu’un seul verbe en français, conserver la linéarité de la phrase sans l’alourdir de verbes ajoutés, sa simplicité, son élan

une fois de plus, je vais voir les réponses des autres traductions
Michel Cusin :"Je n’avais plus d’appétits à assouvir ; plus d’aiguillons en moi pour empoisonner les gens ; ni de dents aiguisées et de mains avides ni de désir de tâter la poire et le raisin et de sentir le soleil qui cogne renvoyé par le mur du verger."
Cécile Wajbrot : "Je n’avais plus d’appétit à assouvir ; plus de dard avec lequel empoisonner les gens ; ni de dents aiguisées ou de mains qui agrippent, ni le désir de sentir la poire, le raisin et le soleil taper sur le mur du verger."
Marguerite Yourcenar : "Je n’avais plus assez d’appétit pour me gorger des choses ; plus assez de dards pour distribuer aux gens des blessures envenimées ; mes dents n’étaient plus assez aiguës, mes mains assez avides, ni mon désir assez fort pour cueillir les poires et les raisins, et jouir du soleil étalé sur le mur du verger."

(c’est là qu’on voit qu’on touche ici à quelque chose d’intime pratiquement, avec ce soleil qui frappe, qui s’étale ou qui est renvoyé, comme si chacun se trouvait pris dans propre rapport à la lumière)
je me lance (avec mon rapport à la lumière)
je décide d’aller au plus mince, au plus ténu
parce que c’est une disparition ici, je ne veux pas que ce soit bavard
ça se délite, comme le sable qui file entre les doigts et laisse la main vide
ma décision de simplifier est un peu drastique (mais la décision de MY de rajouter un troupeau de "plus assez" l’est aussi d’une certaine manière)

(je ne sais pas où va Bernard, mais il s’enfonce très profondément vers un vide si grand que j’en ai presque peur pour lui)


 ma proposition (je rajoute la dernière phrase du paragraphe précédent qui explique mon choix de traduction pour I spoke to that self [...])

[...] Je m’adressais à moi comme on parle à un compagnon avec qui on voyagerait vers le pôle Nord.
Je parlais à ce moi qui m’avait suivi au cours de tant d’aventures formidables ; le fidèle qui s’asseyait auprès du feu quand tout le monde allait dormir, et tisonnait les cendres ; l’homme qui par de soudaines concrétions de vie s’était si mystérieusement construit, dans un bosquet de hêtres, près d’un saule sur une berge, ou penché sur un parapet à Hampton Court ; l’homme qui avait su se ressaisir dans les moments d’urgence et cogner sa cuillère contre la table, en disant : « Je ne me rallierai pas. »
Ce moi, alors que j’étais penché sur la barrière pour regarder les champs faire onduler plus bas leurs vagues de couleurs, ne me répondit pas. N’émit pas d’objections. Ne tenta pas de phrase. Son poing ne se resserra pas. J’attendais. J’écoutais. Rien ne vint, rien. Et j’ai alors crié, tout à coup convaincu d’un abandon total. Maintenant il n’y a plus rien. Pas d’aileron pour fendre l’espace vain de la mer incommensurable. La vie m’a détruit. Aucun écho lorsque je parle, aucun mot d’aucune sorte. Une mort plus sûre que la mort des amis, plus sûre que celle de la jeunesse. Je suis la forme emmaillotée dans la boutique d’un coiffeur n’occupant que sa place
La scène en bas se flétrissait. Comme l’éclipse quand le soleil s’en va et qu’il laisse la terre, dans sa pleine floraison d’été, fanée, fragile, factice. J’ai vu aussi une route sinueuse où dansait la poussière et les groupes que nous y formions, de quelle façon ils s’étaient rassemblés, avaient dîné ensemble, et s’étaient retrouvés dans tel ou tel salon. J’ai vu ma propre activité infatigable – comment j’avais couru de l’un à l’autre, rapporté et transmis, et mes voyages et mes retours, vers ce groupe-ci ou là, pour prendre dans mes bras ou rester à l’écart ; toujours dur à la tâche et poussé par je ne sais quel but extraordinaire, le nez collé au sol comme un chien lancé sur une piste ; à l’occasion un hochement de tête, à l’occasion un cri d’étonnement, de désespoir et à nouveau le nez contre la piste. Quel gâchis – quelle confusion ; la naissance et la mort ; la douceur et la succulence ; l’effort, l’angoisse ; et moi toujours à courir ça et là. Terminé à présent. Plus d’appétits à assouvir ; de dard qui empoisonne autrui ; finies les dents tranchantes et les mains qui agrippent et désirer sentir la poire et le raisin et le soleil plombant sur le mur du verger.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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