TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -189 ["un instant libre, et le moment suivant ceci"]

samedi 17 août 2024, par C Jeanney

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(après avoir parlé de la solidité des choses, et de ce qui vit en nous, Bernard continue son bilan, le repas se termine)

 le passage original

’Immeasurably receptive, holding everything, trembling with fullness, yet clear, contained—so my being seems, now that desire urges it no more out and away ; now that curiosity no longer dyes it a thousand colours. It lies deep, tideless, immune, now that he is dead, the man I called "Bernard", the man who kept a book in his pocket in which he made notes—phrases for the moon, notes of features ; how people looked, turned, dropped their cigarette ends ; under B, butterfly powder, under D, ways of naming death. But now let the door open, the glass door that is for ever turning on its hinges. Let a woman come, let a young man in evening dress with a moustache sit down : is there anything that they can tell me ? No ! I know all that, too. And if she suddenly gets up and goes, "My dear," I say, "you no longer make me look after you." The shock of the falling wave which has sounded all my life, which woke me so that I saw the gold loop on the cupboard, no longer makes quiver what I hold.
’So now, taking upon me the mystery of things, I could go like a spy without leaving this place, without stirring from my chair. I can visit the remote verges of the desert lands where the savage sits by the camp-fire. Day rises ; the girl lifts the watery fire-hearted jewels to her brow ; the sun levels his beams straight at the sleeping house ; the waves deepen their bars ; they fling themselves on shore ; back blows the spray ; sweeping their waters they surround the boat and the sea-holly. The birds sing in chorus ; deep tunnels run between the stalks of flowers ; the house is whitened ; the sleeper stretches ; gradually all is astir. Light floods the room and drives shadow beyond shadow to where they hang in folds inscrutable. What does the central shadow hold ? Something ? Nothing ? I do not know.
’Oh, but there is your face. I catch your eye. I, who had been thinking myself so vast, a temple, a church, a whole universe, unconfined and capable of being everywhere on the verge of things and here too, am now nothing but what you see—an elderly man, rather heavy, grey above the ears, who (I see myself in the glass) leans one elbow on the table, and holds in his left hand a glass of old brandy. That is the blow you have dealt me. I have walked bang into the pillar-box. I reel from side to side. I put my hands to my head. My hat is off—I have dropped my stick. I have made an awful ass of myself and am justly laughed at by any passer-by.
’Lord, how unutterably disgusting life is ! What dirty tricks it plays us, one moment free ; the next this. Here we are among the breadcrumbs and the stained napkins again. That knife is already congealing with grease. Disorder, sordidity and corruption surround us. We have been taking into our mouths the bodies of dead birds. It is with these greasy crumbs, slobbered over napkins, and little corpses that we have to build. Always it begins again ; always there is the enemy ; eyes meeting ours ; fingers twitching ours ; the effort waiting. Call the waiter. Pay the bill. We must pull ourselves up out of our chairs. We must find our coats. We must go. Must, must, must—detestable word. Once more, I who had thought myself immune, who had said, "Now I am rid of all that," find that the wave has tumbled me over, head over heels, scattering my possessions, leaving me to collect, to assemble, to heap together, summon my forces, rise and confront the enemy.



quand je disais que trois paragraphes était un bon rythme de travail pour moi, je ne connaissais pas l’avenir, qui prend plaisir visiblement à me contredire avec ce passage où, sans comprendre pourquoi, j’ai besoin d’en prendre un quatrième
la règle est donc qu’il n’y a pas de règle

premier paragraphe : mon problème tient en deux mots
et ils font pince, l’un au début, l’autre à la fin
le trembling
(dans Immeasurably receptive, holding everything, trembling with fullness)
et le quiver
(dans no longer makes quiver what I hold)
j’ai besoin de comprendre (je pourrais presque dire d’enquêter)
deux mots synonymes ou presque, "tremblant", "frémir"
qu’est-ce qui tremble au début et qui ne fait plus frémir à la fin

trembling with fullness, Bernard est tremblant de plénitude, mais, une fois que j’ai dit ça, je n’ai rien dit, car je n’ai pas encore compris
en fait voilà ce qui se passe quand je traduis : il y a la couche superficielle, ici c’est "tremblant de plénitude", et ça pourrait fonctionner, si je laissais "tremblant de plénitude" dans le texte, la police de la traduction ne viendrait pas défoncer ma porte à 6h du matin, sauf que ça ne résonne pas pour moi, je dois accéder à plus, à plus profond, comprendre vraiment, ou plutôt ressentir, comprendre avec la sensibilité des sens (comme celle de la main, infinie, dans le paragraphe précédent), et pas avec ce qui est de l’ordre du savoir ou de la connaissance
il y a une autre couche à atteindre sous la "raison", et c’est celle-là que je veux

quelque chose de visuel
j’ai l’image de Bernard, debout face aux éléments, bras légèrement ouverts, pris d’une sorte de vertigineuse tension, tout capter, tout assimiler, rien n’est pour lui hors de portée
il tremble peut-être de cette tension, de ce trop-plein
cette image vient se frotter au mot de plénitude, je sens un désaccord, la plénitude est calme, sereine, posée, tranquille, sans tremblements, alors que ce que vit Bernard est vibrant
c’est là qu’il y a un petit écart pour moi entre fullness et plénitude
fullness c’est remplissage, rempli, complet, gorgé de (...), alors que plénitude est une sorte d’achèvement au plus haut, d’épanouissement total
en fait je vois Bernard vibrer, comme un essaim d’abeilles vibre de bourdonnements
ce n’est pas lui qui tremble, il est le contenant
un contenant tideless, immune, statique

donc le trembling ne serait pas du même ordre que quiver
ce serait un rapport au monde / aux choses, qui différencierait trembling de quiver
le vieux Bernard est mort, et les notes sur les papillons ou les regards sont sans substance pour lui maintenant
le choc de la vague, de la grande vague, (The shock of the falling wave which has sounded all my life) lui a montré quelque chose si particulier, intime, immense et incommensurable (which woke me so that I saw the gold loop on the cupboard) que, face à cela, les petits détails sont rapetissés, rendus plus vains, et sans effets sur lui (no longer makes quiver what I hold.)

c’est ce que je comprends, et j’ai besoin de cette piste de compréhension
(même si je fais fausse route — je fais peut-être fausse route, je ne sais pas — pour ne pas rester l’écart, car à l’écart je ne peux pas traduire — et il n’y aurait pas de route, ni fausse ni bonne ni approximative)
en tout cas dérouler ces pensées ici m’aide au moins à comprendre pourquoi je ne vais pas choisir le mot "plénitude" pour traduire fullness

et j’ai autre problème avec le début et la fin de ce paragraphe
holding everything au début
what I hold à la fin
c’est-à-dire qu’il me faut le même verbe (hold)
à la première phrase, à la dernière phrase

embrasser est problématique à cause du sens double, prendre dans ses bras et donner un baiser, surtout qu’il y a la femme qui s’en va, et Bernard ne chouine pas parce qu’il renoncerait à avoir une affaire de cœur avec elle
retenir a aussi le sens de mémoriser
saisir, c’est aussi comprendre (argh)
étreindre est une bonne solution pour la première phrase (tout étreindre), mais pour la dernière moins, ça donne quelque chose de compassé, ou de claudiquant, ou façon poète romantique échevelé qui ne me va pas
absorber, avaler, ingérer, intégrer, le dictionnaire de synonymes chauffe
dans ces cas-là, quand la machine s’emballe, le mieux est d’aller au plus simple, de revenir au sens premier

dans le deuxième paragraphe (en plus d’autres difficultés), je bloque sur
back blows the spray
le sujet c’est "les vagues"

comme je suis à la peine, je vais voir les solutions trouvées par les autres traductions

Michel Cusin : "le vent renvoie les embruns."
Cécile Wajsbrot : "les embruns refluent."
Marguerite Yourcenar : "leur embrun reflue, poussé par le vent."

je comprends bien l’idée de souffle, d’embruns et de reflux
ce qui est magnifique c’est que VW fait tenir ça en quatre mots, en quatre syllabes orales
et que ces quatre syllabes s’enchaînent comme un mouvement d’avance-recul, avec le back bl- qui mord la plage -le ows the spray qui se retire, réellement j’entends un mouvement de vague
je tente quelque chose (c’est le principe)

et comme c’est surprenant et pourtant logique, ce deuxième paragraphe qui fait/voit remonter à la surface tout un pan d’intermède, ces passages où il n’est question que du paysage et de la course du soleil au-dessus des vagues (the girl lifts the watery fire-hearted jewels to her brow)
comme si tout se mettait en place, comme si le chemin de Bernard avait, depuis le début, suivi la forme de la boucle, qu’il revenait, que son corps devenait enfin visible dans cette journée décrite par fragments qui ponctue Les Vagues, avec une maison, un jardin — ces passages sans narrateur où Bernard était, invisible (peut-être que c’est lui le dormeur), où il revient comme une pièce de puzzle retrouve sa place

et le dernier paragraphe si rude
je bloque longtemps sur We have been taking into our mouths the bodies of dead birds
à cause d’un problème de syllabe qui manque
(parfois c’est inexplicable, la phrase dit ce qu’il faut en français, mais c’est comme si sa voix était fausse, comme un mauvais acteur qui en fait trop ou pas assez)

il me semble que dans ce passage tout se met en place, on place les choses comme avant d’être assiégé, on vérifie que tout fonctionne avant la dernière aube
en tout cas, je sais que j’accroche sur des détails, je bloque dessus, mais pas au point d’être sans prise dans le texte, comme si j’astiquais des boulons tout en étant certaine de la solidité du navire
ça n’a pas toujours été le cas
(ou alors j’ai changé, progressé, depuis le début de cette expérience)


 ma proposition

Réceptif à l’extrême, avec tout à tenir, rempli à ne plus pouvoir, limpide pourtant, et maîtrisé – ainsi semble mon être, maintenant que le désir ne le pousse plus à s’agiter ; maintenant que la curiosité ne le teinte plus mille fois. Il repose par le fond, loin des marées, et à l’abri, à présent qu’il est mort, l’homme que j’appelais "Bernard", l’homme qui gardait un carnet dans sa poche où il notait – des phrases pour dire la lune, des traits pris sur le vif ; comment les gens regardaient, se tournaient ou laissaient tomber leurs mégots ; à la page du P, poussière de papillon, à celle du M, manières de désigner la mort. Laissons maintenant s’ouvrir la porte, cette porte vitrée qui pivote sur ses gonds continuellement. Imaginons qu’une femme entre, qu’un jeune homme en habit de soirée et moustache vienne s’asseoir : est-ce qu’ils auraient quoi que ce soit à me dire ? Non ! Je sais déjà tout ça. Et si elle se levait soudain pour s’en aller, lui dire "Ma chère, vous ne forcez plus mon attention." Le ressac de la vague qui toute ma vie a résonné, et qui m’a réveillé si bien que j’ai pu voir la boucle dorée du placard, ne sait plus faire vibrer ce que je tiens.
Ainsi, prenant sur moi le mystère des choses, je peux aller comme un espion sans quitter cet endroit, sans bouger de ma chaise. Visiter les confins de terres désertiques où le sauvage s’assoit devant un feu de camp. Le jour se lève ; la fille porte à son front ses joyaux d’eau à cœur de feu ; le soleil lance ses rayons droit sur la maison qui dort ; les vagues creusent leurs barres ; se jettent ensemble sur le rivage ; se rabattent d’écume ; et leurs eaux balayées viennent encercler la barque et le chardon de mer. Les oiseaux chantent en chœur ; de longs tunnels s’engouffrent entre les tiges des fleurs ; la maison est plus blanche ; et le dormeur s’étire ; peu à peu tout s’active. La lumière gagne la pièce et chasse l’ombre après l’ombre qui reste suspendue en plis impénétrables. Qu’est-ce que cette ombre au centre est en train de tenir ? Quelque chose ? Rien ? Je ne sais pas.
Oh, mais il y a votre visage. Et vos yeux que je croise. Moi qui me pensais aussi vaste qu’un temple, qu’une église, qu’un univers entier, libre de ses déplacements et se trouvant partout à la lisière des choses, y compris en ce lieu, je ne suis à présent que ce que vous voyez – un homme âgé, et plutôt lourd, gris au-dessus des tempes, qui (je me vois dans la glace) s’appuie du coude sur la table, et tient dans sa main gauche un verre de vieux cognac. Voilà le coup que vous m’avez porté. J’ai heurté le pilier de la poste royale. Je titube et je tangue. Je prends ma tête entre mes mains. Mon chapeau est par terre – et j’ai perdu ma canne. Je suis affreusement ridicule et moqué comme de juste par le premier qui passe.
Dieu, à quel point la vie est dégoutante ! Quels sales tours elle nous joue ; un instant libre, et le moment suivant ceci. Nous revoilà parmi les miettes et les serviettes tachées. Le couteau est déjà cristallisé de graisse. Désordre, sordide et pourrissement nous ont cernés. Nous avons dans nos bouches mis des corps d’oiseaux morts. Et c’est avec ces miettes grasses, ces serviettes moites de bave et ces petits cadavres que nous devons construire. Toujours ça recommence ; toujours il y a l’ennemi ; des yeux qui croisent nos yeux ; des doigts qui happent nos doigts ; l’effort qui nous attend. Appeler le serveur. Payer la note. Devoir se lever de sa chaise. Devoir reprendre son manteau. Devoir partir. Devoir, devoir, devoir – mot détestable. Encore une fois, moi qui me pensais à l’abri, qui me disais : "J’en ai maintenant fini avec tout ça", je découvre que la vague m’a renversé, culbuté jambes par-dessus tête, éparpillant ce que je possède, qu’elle me force à récupérer, réassembler, regrouper, en appeler à mes forces, me redresser et affronter l’ennemi.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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