journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches]
vendredi 8 août 2014, par
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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)
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reprise des Vagues après une longue interruption - elles attendaient sans s’impatienter que le moment arrive (justement il est là, les petites touches irisées brillantes disponibles, accordées au texte, les aplats de couleur, estompés, fondus, repris, aussi à l’arrière de la tête quand la mer s’agite si près, c’est devenu à la fois plus simple et plus acrobatique de faire le chemin vers les six prénoms, plus important aussi, si j’étais arbre, ça prendrait le dessin du tronc)
le hasard qui décide bien fait que c’est par Rhoda que je reprends pied dans les Vagues, elle qui montre peut-être la facette la plus proche de ce que je suppose de l’attitude de VW, de sa gestuelle, comme des parcelles d’intimité diffuse qu’elle dévoile, qui seraient partagées par tous et qui, bizarrement, à travers le miroir dont il est question - qui ne reflète rien puisque Rhoda y efface son reflet - montrent plus que ce que la vue peut saisir
work in progress
(pour certains verbes, un flottement, sans doute qu’il faut attendre-reprendre-laisser mûrir)
(flottements, sons et accords, et pas de certitudes ici, heureusement)
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That is my face,’ said Rhoda, ‘in the looking-glass behind Susan’s shoulder — that face is my face. But I will duck behind her to hide it, for I am not here. I have no face. Other people have faces ; Susan and Jinny have faces ; they are here. Their world is the real world. The things they lift are heavy. They say Yes, they say No ; whereas I shift and change and am seen through in a second. If they meet a housemaid she looks at them without laughing. But she laughs at me. They know what to say if spoken to. They laugh really ; they get angry really ; while I have to look first and do what other people do when they have done it.
‘See now with what extraordinary certainty Jinny pulls on her stockings, simply to play tennis. That I admire. But I like Susan’s way better, for she is more resolute, and less ambitious of distinction than Jinny. Both despise me for copying what they do ; but Susan sometimes teaches me, for instance, how to tie a bow, while Jinny has her own knowledge but keeps it to herself. « They have friends to sit by. They have things to say privately in corners. But I attach myself only to names and faces ; and hoard them like amulets against disaster. I choose out across the hall some unknown face and can hardly drink my tea when she whose name I do not know sits opposite. I choke. I am rocked from side to side by the violence of my emotion. I imagine these nameless, these immaculate people, watching me from behind bushes. I leap high to excite their admiration. At night, in bed, I excite their complete wonder. I often die pierced with arrows to win their tears. If they should say, or I should see from a label on their boxes, that they were in Scarborough last holidays, the whole town runs gold, the whole pavement is illuminated. Therefore I hate looking- glasses which show me my real face. Alone, I often fall down into nothingness. I must push my foot stealthily lest I should fall off the edge of the world into nothingness. I have to bang my head against some hard door to call myself back to the body.’
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« C’est mon visage, dit Rhoda, dans le miroir, derrière l’épaule de Susan – ce visage est mon visage. Mais je vais plonger derrière elle pour le cacher, pour ne pas être là. Je n’ai pas de visage. Les autres ont des visages ; Susan et Jinny ont des visages ; elles sont là. Leur monde est le monde réel. Les choses qu’elles soulèvent ont du poids. Elles disent oui, elles disent non ; alors que moi j’hésite, je change, je suis percée à jour en une seconde. Si elles rencontrent une bonne, celle-ci les regarde sans rire. Mais elle se moque de moi. Elles savent quoi répondre lorsqu’on leur parle. Elles rient vraiment ; elles se mettent vraiment en colère ; moi, je dois d’abord regarder ce que font les autres pour les imiter ensuite.
Regardez maintenant, avec quelle assurance incroyable Jinny met ses bas, simplement pour jouer au tennis. Je l’admire. Mais je préfère la façon de faire de Susan, qui est plus déterminée et cherche moins à se distinguer que Jinny. Toutes les deux me méprisent parce que je copie ce qu’elles font ; mais parfois Susan m’apprend à nouer un ruban par exemple, tandis que Jinny garde ce qu’elle sait pour elle seule. Elles ont des amies près de qui s’asseoir. Elles ont des choses à dire en secret, dans les recoins. Moi, je ne m’attache qu’aux noms et aux visages ; je les amasse comme des amulettes pour conjurer le désastre. Je choisis dans le hall un visage inconnu et j’ai du mal à boire mon thé lorsque celle dont j’ignore le nom vient s’asseoir en face de moi. Je m’étrangle. Je suis secouée par la violence de l’émotion. J’imagine ces gens sans nom, ces gens sans tache, qui m’observent derrière les buissons. Je saute très haut pour provoquer leur admiration. La nuit, dans mon lit, je déclenche leur total émerveillement. Je meurs souvent percée de flèches pour faire naître leurs larmes. S’ils me disent, ou si je vois grâce à une étiquette sur leurs bagages, qu’ils sont venus à Scarborough aux dernières vacances, la ville entière se couvre d’or et toutes les rues s’illuminent. C’est pourquoi je déteste les miroirs qui me montrent mon vrai visage. Seule, je tombe souvent dans le néant. Il faut que je pose mon pied très délicatement pour ne pas tomber du bord du monde dans le néant. Je dois me cogner la tête contre une porte bien dure pour retrouver mon corps. »
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
Messages
1. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 8 août 2014, 22:55, par GVissac
Très beau passage, et vrai bonheur, entier, de retrouver le journal des Vagues, sincèrement. Je lisais justement un bout de Babel & blabla de Michel Volkovitch (je ne sais pas si tu l’as lu, c’est passionnant), où il est question des Vagues, tout à l’heure, il y a quelques heures à peine et je pensais justement à ta version (c’était l’expression d’un manque quelque part).
Il y a juste un passage, celui qui dit : « La nuit, dans mon lit, je déclenche leur total émerveillement. », je trouve le mot total un peu brutal, que penses-tu de parfait émerveillement ou de plein émerveillement (on dirait que c’est un seul mot soudé) ?
1. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 11 août 2014, 11:25, par Christine Jeanney
Merci Guillaume :-) J’aime beaucoup ce que dit et la façon d’opérer de Michel Volkovitch (pas encore lu son Babel mais ça ne saurait tarder)
Tu as raison pour la "dureté" du total. J’ai beaucoup beaucoup tourné ça dans ma tête (déjà avant que tu ne pointes ce passage, je l’avais macéré longtemps). Tu as raison pour "plein émerveillement", et c’est vrai que ça donne l’impression d’un seul mot :-). Le truc c’est que, même si logiquement et intellectuellement je suis d’accord ("plein émerveillement" trouve sa place juste ici), lorsque je relis le passage entier, c’est "total" qui pousse du coude les autres ( je ne sais pas l’expliquer)... Peut-être que plus tard, le "plein" sera plus fort, je vais le mettre de côté (comme le truc avec la levure, un saladier, un torchon par-dessus :-)... En tout cas merci de me l’avoir donné :-).
2. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 9 août 2014, 10:17, par philippe
Quelle joie de retrouver ce journal qui nous oblige à ou plutôt nous permet de lire Les vagues avec l’intensité de l’apprenti traducteur. Comme Guillaume, ce passage clé pour le personnage de Rhoda m’impressionne fortement et ta traduction tout autant. Et comme lui, histoire d’apporter sa petite pierre, pour "’less ambitious of distinction than Jinny",, j’oserais "moins soucieuse de distinction que Jinny" ("distinction" déclenche en moi l’écho des analyses de Bourdieu, et je ne crois pas que ce soit un anachronisme de les voir ici).
1. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 11 août 2014, 11:36, par Christine Jeanney
Merci Philippe :-). Et aussi Elizabeth ! je suis d’accord avec vous deux pour "distinction", ce mot devrait être là, ça semble juste. Mon souci c’est "soucieuse" justement. Il me semble que ça donne à l’arrivée quelque chose d’empesé dans la phrase ce "soucieuse de". Ou plutôt, quelque chose de réfléchi et de lucide qui cadre moins avec ce que je sentais dans cette phrase Rhoda, plus tournée vers le spontané, le constat, l’affirmation, qu’apte à analyser ce qu’elle voit/ressent. Rhoda comme prisonnière, enfermée dans son ressenti, avalant son entourage (les autres, les objets) à grandes lampées, puis fragilisée par cela...
Merci à tous les deux de me permettre ce creusement du texte et cette mise en perspective autre (c’est du cadeau tout ça :-))
3. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 10 août 2014, 12:55, par elizaleg
Bonheur d’août en effet, à défaut de soleil, de retrouver ces Vagues sur lesquelles Christine surfe avec maestria... Tout à fait d’accord avec la suggestion de Philippe "moins soucieuse de distinction que Jinny" qui permet de conserver la construction avec deux adjectifs (plus déterminée et moins soucieuse). Et j’aime beaucoup "sans tache" pour "immaculate", répondant au "sans nom" qui le précède.
1. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 11 août 2014, 11:43, par Christine Jeanney
Oui, sans nom, sans tache, en fait, c’est aussi dû à la frustration de ne pas pouvoir rendre les sonorités et le rythme anglais. Dès qu’une tournure belle/lisse à l’oreille est possible on se précipite dessus et on la cajole, de peur de la perdre sans doute, et de crainte que la frustration ne prenne toute la place à l’intérieur du crâne :-)
4. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 10 août 2014, 13:32, par Claudia patuzzi
Merci, Christine, pour cette lecture et surtout pour cette traduction vivante et musicale ! J’adore Virginia Woolf, elle m’est très proche, surtout ici, à Paris…
1. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 11 août 2014, 11:37, par Christine Jeanney
Merci, grand grand merci Claudia ! :-)
5. journal de bord des Vagues -37 [Je meurs souvent percée de flèches], 12 août 2014, 21:14, par Anh Mat
Quel plaisir de vous retrouver dans les Vagues...