journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque]
jeudi 11 décembre 2014, par
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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)
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Le soleil sur la mer.
C’est l’un de ces instants précieux qui viennent traverser régulièrement Les Vagues, formant une sorte de fondu enchaîné entre chaque moment de paroles alternées des six personnages de VW.
Le retour de ce tempo contemplatif est le signe d’une gestation et d’une métamorphose, ils grandissent, changent, se déplacent. Ici ils deviennent de jeunes adultes, ils ont quitté le collège, se lancent dans le monde, la vie.
J’attends ces moments avec une sorte de soulagement heureux, ce sont pour moi des bornes sur le chemin, de petits caps à dépasser, le signe que ma traduction avance - mini mini - mais elle avance. D’où leur importance presque affective à mes yeux, qui s’ajoute à celle du texte lui-même, à sa beauté.
Et en même temps, la sensation de traduire fil-du-funambule, dans le danger constant du déséquilibre, la peur du mièvre, du ronflant, de l’emphatique, du maladroit, peur de tout ce qui pourrait abimer ce texte magnifique, tout comme je n’ai aucune envie de gribouiller une toile de maître ni d’en arracher des fragments pour les chiffonner.
Et aussi, simultanément, prendre conscience avec acuité que chaque choix décide non seulement de l’orientation, sens et sonorité, mais aussi de la couleur, et du tempo lui-même, du souffle.
Cette conscience n’est jamais aussi forte qu’avec ces passages là, ceux où le soleil s’avance au-dessus de la mer. Il y a une sorte de nudité dans le texte. D’évidence.
Et d’évidence, je ne peux pas en atteindre ne serait-ce qu’une partie, car je ne suis pas VW.
Avec mes choix, c’est moi qui m’avance, moi et mon souffle, ma couleur, ma "gestuelle".
Peut-être la première fois que je ressens à quel point on ne peut pas se cacher derrière une traduction, ni prétendre le faire. Avant, je pensais que, quoiqu’il arrive, derrière n’importe quel texte, traduit ou non, nos pieds dépassaient, on pouvait à tel ou tel signe apercevoir un peu du traducteur, de l’auteur.
Un passage comme celui-ci (ou c’est l’écriture de VW qui le révèle mieux qu’une autre ?) me semble capable de découvrir celui-celle qui choisira les mots pour le dire complètement, totalement. Il n’y a pas que les pieds qui dépassent, mais le corps tout entier. Faites le test si vous pouvez.
Et de comprendre qu’un paragraphe tel que celui-ci a donné / donnera autant de choix possibles de traductions, autant d’yeux et de chairs, d’oreilles, de capacités d’écoute, de chemins et gestes esquissés ou suivis délibérément que de traducteurs, c’en est presque vertigineux.
work in progress, bien sûr
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’The sun rose. Bars of yellow and green fell on the shore, gilding the ribs of the eaten-out boat and making the sea-holly and its mailed leaves gleam blue as steel. Light almost pierced the thin swift waves as they raced fan-shaped over the beach. The girl who had shaken her head and made all the jewels, the topaz, the aquamarine, the water-coloured jewels with sparks of fire in them, dance, now bared her brows and with wide-opened eyes drove a straight pathway over the waves. Their quivering mackerel sparkling was darkened ; they massed themselves ; their green hollows deepened and darkened and might be traversed by shoals of wandering fish. As they splashed and drew back they left a black rim of twigs and cork on the shore and straws and sticks of wood, as if some light shallop had foundered and burst its sides and the sailor had swum to land and bounded up the cliff and left his frail cargo to be washed ashore.’
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« Le soleil se levait. Des lames de jaune et de vert, retombant sur la plage, doraient les flancs rongés de la barque, et teintaient le chardon de mer et ses feuilles cuirassées d’un éclat bleu comme l’acier. Sur la rive, la lumière transperçait presque les vagues fines et leur course vive en éventail. La jeune fille, après avoir secoué la tête et fait danser tous ses bijoux, la topaze, l’aigue-marine, les joyaux couleur d’eau parcourus d’étincelles, découvrait maintenant son front et, yeux grands ouverts, avançait droit au-dessus des vagues. Leur frémissement moucheté, écumeux, s’était assombri ; elles se resserraient, massives ; leurs courbes vertes se creusaient, obscurcies, traversées peut-être par des bancs de poissons errants. Éclaboussant et reculant, elles déposaient sur la plage une lisière noire de brindilles et de liège, de brins de paille et de morceaux de bois, comme si une chaloupe de lumière avait sombré, coque éventrée, et qu’un marin, nageant jusqu’à la terre ferme et prenant pied sur la falaise, avait vu sa cargaison fragile se répandre, battue par les flots. »
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
Messages
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 11 décembre 2014, 20:18, par brigetoun
n’essaierai pas, en serai bien incapable (tant dernière en anglais qu’inclassable) mais oui on distingue tes choix et donc ta voix
seulement ils donnent au texte sa coulée, et me semblent plus fidèle qu’un respect strict
au fond je devrais comparer avec autre traduction - peut être (sourire) changerais-je d’avis, mais non je ne pense pas…
et seule Virginia Wool pourrait faire choix
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 13 décembre 2014, 08:39, par Christine Jeanney
merci Brigitte, ça me donne l’idée de mettre en ligne ici les trois traductions dont je dispose (pas pour comparer, mais pour goûter l’air différent à l’intérieur :-))
2. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 11 décembre 2014, 20:18, par philippe
C’est plus que des plans de coupe, des fondus enchaînés. Ce sont des moments où aucun personnage ne parle et d’une certaine façon, c’est l’élan poétique que nos petites histoires humaines interrompent, je crois qu’on peut lire ces passages les uns à la suite des autres. Ils sont magnifiques à voix haute même avec mon accent pourri. Et ta traduction les rend vraiment bien, tu as pris plus de liberté qu’ailleurs avec "leur frémissement moucheté, écumeux" (sans maquereau) ou "découvrait maintenant son front" mais tu as pleinement raison, c’est de la poésie pure, il ne faut pas craindre de l’écrire en français.
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 13 décembre 2014, 08:51, par Christine Jeanney
Merci Philippe :-)
(mais c’est quand même fil du rasoir, entre éviter de mettre ses pieds dans l’assiette avec trop de "présence" - car, ma présence, on s’en moque ici - et éviter d’être trop lâche ou distant, inodore-incolore, donc se donner ainsi des autorisations (pas simple)...)
3. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 12 décembre 2014, 08:01, par Dominique Hasselmann
La traduction est interprétation (comme un grand pianiste le fait d’une œuvre de Chopin, par exemple).
Sinon, Jean Dutourd resterait "le" traducteur d’un livre d’Hemingway, alors qu’il faut oublier ce naufrage.
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 13 décembre 2014, 08:47, par Christine Jeanney
Oui, c’est très juste de comparer avec la musique, d’autant plus juste dans la recherche de son et de rythme (Merci Dominique !)
4. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 12 décembre 2014, 08:42, par lily briscoe
quivering mackerel sparkling : pourquoi ce choix de traduction ? J’ai perdu l’éclat du passage de ce poisson tremblant...
cela dit, plaisir de suivre cette traduction pas à pas avec vous
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 13 décembre 2014, 08:46, par Christine Jeanney
alors, je vais peut-être mal formuler mon ressenti mais : je n’avais pas besoin de ce poisson, mais besoin de sa peau mouchetée, irisée, mordorée, je vois clairement la surface de la mer colorée et changeante avec ces myriades de reflets scintillants, comme les reflets sur les écailles des maquereaux, d’où mon choix (ma tentative de choix). Et j’avais besoin aussi de resserrer ici, que ce soit "donné vite", dans l’instantané, comme un reflet à peine capté fait place au suivant... (donc le constat est probant : j’ai bien du mal à formuler :-))
5. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 12 décembre 2014, 09:15, par marilynebertoncini
m’abonnerais bien à votre blog dont la démarche est parallèle à la mienne et qui m’intéresse ... comment faire ?
1. journal de bord des Vagues -57 [les flancs rongés de la barque], 13 décembre 2014, 08:40, par Christine Jeanney
alors là, je ne sais pas (la technique et moi...) mais nous pouvons nous voir sur twitter je crois :-) Merci !