TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -68 [dans les déserts, sous des amas de sable]

dimanche 11 octobre 2015, par c jeanney

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(journal de bord de la traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘I am one person — myself. I do not impersonate Catullus, whom I adore. I am the most slavish of students, with here a dictionary, there a notebook in which I enter curious uses of the past participle. But one cannot go on for ever cutting these ancient inscriptions clearer with a knife. Shall I always draw the red serge curtain close and see my book, laid like a block of marble, pale under the lamp ? That would be a glorious life, to addict oneself to perfection ; to follow the curve of the sentence wherever it might lead, into deserts, under drifts of sand, regardless of lures, of seductions ; to be poor always and unkempt ; to be ridiculous in Piccadilly.
‘But I am too nervous to end my sentence properly. I speak quickly, as I pace up and down, to conceal my agitation. I hate your greasy handkerchiefs — you will stain your copy of Don Juan. You are not listening to me. You are making phrases about Byron. And while you gesticulate, with your cloak, your cane, I am trying to expose a secret told to nobody yet ; I am asking you (as I stand with my back to you) to take my life in your hands and tell me whether I am doomed always to cause repulsion in those I love ?
‘I stand with my back to you fidgeting. No, my hands are now perfectly still. Precisely, opening a space in the bookcase, I insert Don Juan ; there. I would rather be loved, I would rather be famous than follow perfection through the sand. But am I doomed to cause disgust ? Am I a poet ? Take it. The desire which is loaded behind my lips, cold as lead, fell as a bullet, the thing I aim at shop-girls, women, the pretence, the vulgarity of life (because I love it) shoots at you as I throw — catch it — my poem.’


 ma traduction


« Je suis une seule personne – moi-même. Je ne me prends pas pour Catulle, que pourtant j’adore. Je suis le plus soumis des étudiants ; j’ai ici, avec un dictionnaire, un carnet pour noter les usages insolites du participe passé. Mais on ne peut pas éternellement retailler au couteau les vieilles inscriptions pour les rafraîchir. Est-ce que je vais toujours tirer le rideau de serge rouge et voir mon livre, posé comme un bloc de marbre, pâle sous la lampe ? Quelle vie glorieuse ce serait de se vouer entièrement à la perfection ; suivre la courbe de la phrase, peu importe où elle pourrait conduire, dans les déserts, sous des amas de sable, indifférent aux leurres, aux séductions ; être toujours pauvre, débraillé ; et ridicule à Piccadilly.
Mais je suis trop nerveux pour finir ma phrase correctement. Je parle trop vite et je m’agite pour cacher mon trouble. Je déteste tes mouchoirs graisseux – tu vas tacher ton exemplaire de Don Juan. Tu ne m’écoutes pas. Tu fais de belles phrases sur Byron. Et pendant que tu gesticules, avec ton manteau et ta canne, j’essaie de te dire un secret que je n’ai encore révélé à personne ; je te demande (tout en te tournant le dos) de prendre ma vie dans tes mains et de me dire si je suis condamné à inspirer le dégoût, toujours, de ceux que j’aime ?
Je te tourne le dos, tout agité de tremblements. Non, maintenant mes mains sont parfaitement immobiles. J’écarte les livres de la bibliothèque avec soin pour y insérer Don Juan. Voilà. Je préfèrerais être aimé, je préfèrerais être célèbre plutôt que suivre la perfection dans le sable. Mais est-ce que je suis condamné à provoquer la répulsion ? Est-ce que je suis poète ? Prends. Le désir, l’arme chargée derrière mes lèvres, froid comme le plomb, fuselé comme une balle en direction de ce que je vise, les vendeuses, les femmes, la prétention, la vulgarité de la vie (parce que je l’aime), tout cela fait feu vers toi au moment où je jette – attrape-le – mon poème. »

 mes commentaires

Évidemment, complexité de
But one cannot go on for ever cutting these ancient inscriptions clearer with a knife

et de The desire which is loaded behind my lips, cold as lead, fell as a bullet, the thing I aim at shop-girls, women, the pretence, the vulgarity of life (because I love it) shoots at you as I throw — catch it — my poem.

J’ai attendu, voulu laisser de la spontanéité et du structuré, un peu comme la lave se durcit en séchant sur les pans d’un volcan, à cet endroit où les deux matières se côtoient, la fureur mouvante et le froid qui fait travail de civilisation et régule la coulée. Neville, à sa façon, est un volcan.

Pendant que je traduisais, je suivais sur Twitter le compte du ETL-CNL avec l’intervention de Corinna Gepnern sur les partis pris du traducteur et bizarrement cela répondait parfois à ce qui se passait dans mon crâne.
Je reproduis ce fil ci-dessous :

 La question qui se pose : à quel moment un choix devient-il un parti pris ?
 Peut-on à un moment prendre de la distance par rapport à sa propre écriture ?
 Le parti pris, c’est l’impossibilité d’aborder un texte avec une vacuité d’esprit.
 Il est essentiel d’accepter le désarroi que l’on peut ressentir face à un texte.
 La traduction met à l’épreuve notre rapport à l’autre.
 Quand on traduit, on doit être la voix de cet autre dans une autre langue.
 Certains partis pris sont une prise de pouvoir sur le texte.
 La passion à traduire un texte peut se retourner contre nous, et l’on met trop de nous dans ce texte, au mépris de l’original.
 Un scrupule de fidélité poussé à l’extrême, peut être bon, mais pas systématiquement.
 L’art du traducteur : être le même tout en étant autre.
 On est constamment amené à estimer sa marge de liberté.
 On est obligés de faire œuvre seconde dans une langue qui ne fonctionne pas forcément de la même façon.
 Les langues ne fonctionnent pas de la même façon, car on ne pense pas de la même façon. C’est un travail de funambule.
 La question de l’intraduisible : trouver quelque chose qui fonctionne dans la langue d’arrivée, tout en acceptant une perte.
 La pratique de la traduction, c’est moins l’acquisition d’un savoir-faire que la connaissance de sa propre capacité à évoluer.
 Savoir se remettre en question, prêter attention à ses réflexes.
 Se considérer comme un artisan qui donne le meilleur de lui-même à un instant donné, s’ouvrir à cet instant.
 Citation d’A. Bermann : « Le traducteur doit se mettre en analyse, repérer les systèmes de déformation qui menacent sa pratique et opèrent de façon inconsciente au niveau de ses choix linguistiques et littéraires. »
 Mieux on se connaît, plus on lève certaines craintes, mieux on traduit.
 Le débat sourcier/cibliste est déconcertant. Dans la pratique, impossible de tenir l’une ou l’autre position tout du long.
 Il n’est pas très opérant de vouloir choisir.
 Les éditeurs ont tendance à nous éloigner du penchant sourcier pour faire plus cibliste.
 C’est alors plus un travail de réécriture qu’un travail de traduction.
 Fluidité, élégance, économie de moyens, c’est joli, mais ce n’est pas nécessairement ce que demande un texte.
 La clarté n’est pas non plus toujours requise selon les textes.
 Il y a aussi tout le passif de ce qu’on « apprend à l’école » : « on ne dit pas ci » etc. -Nécessité de casser un peu l’éducation reçue.
 Ne pas toujours forcément écrire beau, mais s’adapter aux enjeux de chaque texte.
 La chasse aux adverbes en -ment et aux participes présents peut mener à des aberrations d’un autre genre.
 Autre parti pris issu de l’éducation : la suppression des répétitions.
 Déceler à partir de plusieurs traductions les partis pris des traducteurs.

Je ne sais pas quel était mon parti pris ce jour. Peut-être de suivre la phrase, pas à pas, en imaginant la perfection des sables de loin, un mirage en déplacement, se maintenant toujours en bord de perception périphérique, longeant l’extrémité de l’horizon, une direction vague, embrumée des sables mouvants d’always, always, de for ever, la seule issue possible étant de se raidir, jambes tendues, pour d’un seul geste shoots at you as I throw, comme on attrape une corde, et ainsi refuser l’enlisement, un appel bref, un gémissement, une sorte de dernier recours.

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • ai été surprise deux fois, ai hésité, et puis bien entendu ai assimilé ton choix (du haut de mon ignorance grande)
    et comme chaque fois, ai aimé la réflexion, la tienne et ton appui sur celle de Corinna Gepnern (viens d’aller vérifier le nom, ne prétends pas le connaître)
    et me suis réjouie de cette invitation à te suivre

  • « suivre la phrase, pas à pas, en imaginant la perfection des sables de loin, un mirage en déplacement, se maintenant toujours en bord de perception périphérique, longeant l’extrémité de l’horizon, une direction vague, embrumée des sables mouvants d’always, always, de for ever, la seule issue possible étant de se raidir, jambes tendues, pour d’un seul geste shoots at you as I throw, comme on attrape une corde, et ainsi refuser l’enlisement, un appel bref, un gémissement, une sorte de dernier recours. »

    wow !

    Après, sur les points de Corinna Gepnern, je suis d’accord à 100% sur chaque point et me sens comme démasqué par de nombre d’entre eux mais si je les prend tous ensemble, je me sens tout ligoté. Et à un moment, il faut retrouver une liberté qui est un peu plus qu’un compromis entre tout, qui va donner au texte traduit un souffle, qui espérons est le sien transféré dans une autre langue mais on n’en sera jamais sûr.

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