TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -77 ["Ce quelque chose qui a grandi en moi, je lui donnerai"]

mardi 3 juillet 2018, par c jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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« Le premier principe, c’est qu’il n’y a pas de principe. Si je devais en trouver, je dirai que c’est rendre sensible à autrui la lecture que je fais d’un texte. C’est une lecture appliquée, la traduction doit rendre compte de la structure du texte et doit prendre en compte tous les éléments de cette construction, c’est particulièrement vrai pour le style. Traduire, c’est rendre compte de la matérialité de la langue.. »
« Aucune traduction n’existe d’une façon absolue, c’est à chaque fois des interprétations, des tentatives, non pas pour passer d’un monde à l’autre, mais pour faire comprendre au lecteur que l’on est entre deux mondes. » (André Markowicz)

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 le passage original

‘But who am I, who lean on this gate and watch my setter nose in a circle ? I think sometimes (I am not twenty yet) I am not a woman, but the light that falls on this gate, on this ground. I am the seasons, I think sometimes, January, May, November ; the mud, the mist, the dawn. I cannot be tossed about, or float gently, or mix with other people. Yet now, leaning here till the gate prints my arm, I feel the weight that has formed itself in my side. Something has formed, at school, in Switzerland, some hard thing. Not sighs and laughter, not circling and ingenious phrases ; not Rhoda’s strange communications when she looks past us, over our shoulders ; nor Jinny’s pirouetting, all of a piece, limbs and body. What I give is fell. I cannot float gently, mixing with other people. I like best the stare of shepherds met in the road ; the stare of gipsy women beside a cart in a ditch suckling their children as I shall suckle my children. For soon in the hot midday when the bees hum round the hollyhocks my lover will come. He will stand under the cedar tree. To his one word I shall answer my one word. What has formed in me I shall give him. I shall have children ; I shall have maids in aprons ; men with pitchforks ; a kitchen where they bring the ailing lambs to warm in baskets, where the hams hang and the onions glisten. I shall be like my mother, silent in a blue apron locking up the cupboards.’

 ma proposition


« Mais qui suis-je, appuyée sur la barrière, à regarder mon chien de chasse qui tourne en rond et flaire ? Je pense parfois (je n’ai pas encore vingt ans) que je ne suis pas une femme, mais la lumière qui tombe sur ce portail, sur ce sol. Je suis les saisons, j’y pense parfois, je suis janvier, mai, novembre, la boue, la brume, l’aube. Je ne peux pas être ballottée, ou flotter doucement, ou me mêler aux autres. Ici, appuyée contre le portail jusqu’à ce que sa marque s’imprime sur mon bras, je sens ce qui s’est formé dans mon flanc, un poids. À l’école, en Suisse, quelque chose a grandi en moi, quelque chose de dur. Pas des soupirs ou des rires, ou des phrases ingénieuses qui tournent en rond ; ni les signaux étranges de Rhoda quand elle peut voir à travers nous, au-dessus de nos épaules ; ni les pirouettes de Jinny, membres et corps d’un seul tenant. Ce que je donne est terrible. Je ne peux pas flotter doucement, mêlée aux autres. Je préfère le regard des bergers rencontrés sur la route ; le regard des gitanes, près d’une charrette, dans le fossé, elles allaitent leurs enfants, tout comme j’allaiterai les miens. Car bientôt, dans la chaleur de midi, quand les abeilles en cercles bourdonneront autour des roses trémières, mon amoureux viendra. Il sera debout sous le cèdre. Au seul mot qu’il dira, je répondrai par un seul mot, le mien. Ce quelque chose qui a grandi en moi, je lui donnerai. J’aurai des enfants ; j’aurai des bonnes en tabliers ; des ouvriers avec des fourches ; une cuisine où ils apporteront les agneaux malades pour qu’ils se réchauffent dans des paniers, là où les jambons pendent et les oignons s’irisent. Je serai comme ma mère, silencieuse dans un tablier bleu, et fermant les armoires à clé. »

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  mes choix et questionnements

-watch my setter nose in a circle
je passe beaucoup de temps sur ce simple passage, emblématique de la difficulté de traduire ce qui ne semble pas extraordinaire pourtant
la phrase doit rester courte, c’est visuel, presque géométrique, être trop bavard ferait perdre de vue ce "dessin", Susan penché sur une barrière qui regarde son chien tourner et flairer et qui songe
une phrase courte et pourtant
je remplace "setter" par "chien de chasse", qui me semble couler mieux
c’est une scène douce, pensive, contemplative, où rien ne doit "claquer"
je sais aussi que je dois absolument garder le même mot pour ce cercle décrit par la trajectoire du chien et le cercle plus bas des "not circling and ingenious phrases"
quelque part, cela dit la même chose, parle du même cul-de-sac, d’enfermement
mais c’est très compliqué à cerner cette similitude
le chien qui tourne et parcourt sans cesse le même trajet, comme un jouet cassé et sans but
les phrases qui tournent, qui paraissent intelligentes, mais ne sont qu’une sorte de répétition vaine qui ne va nulle part, du paraître, de la posture, superficielles
comme ça se passe plutôt dans la sphère mentale cette histoire-là, je devrais m’orienter vers "cercle" plutôt que rond (cercle est abstrait, alors que "rond" est matériel, et presque enfantin)
mais à l’oreille, "flairer en cercle", ou "flairer en décrivant des cercles" ne me va pas, ni les phrases qui "font des cercles", ou "se referment en cercles"
peut-être que justement VW me dit ici qu’il ne s’agit pas d’abstraction, que ce sont de vraies pensées, réelles, charnelles
je choisis "rond", mais "flairer en rond" est trop surprenant comme tournure
pour appuyer ce côté habituel, non-extraordinaire, je me résous à une lapalissade (tourner en rond) (tourner en carré est difficile)
"mon chien...qui tourne en rond et flaire"
j’ai sans doute maintenant une phrase un peu longue, mais elle a le mérite de n’être pas remarquable, d’installer une scène simple, sans effets ou fioritures qui viendraient parasiter

  I think sometimes (I am not twenty yet) I am not a woman, but the light that falls on this gate, on this ground. I am the seasons, I think sometimes, January, May, November
mon souci c’est le second I think sometimes, ou du moins la place qu’il occupe, qui n’est pas en début de phrase
dans un premier jet, je le déplace arbitrairement là où ça semble plus simple pour moi (Je pense parfois que je ne suis pas une femme...Je pense parfois que je suis les saisons), ainsi les deux phrases à la suite semblent mieux accordées, organisées, mais ce n’est pas ça qu’il faut rendre
le second I think sometimes rompt l’organisation académique, c’est un pied qui trébuche, quelque chose qui vient faire dérailler la route droite, comme une hésitation, ou une révélation
je choisis d’abord de le répéter à l’identique ("je pense parfois" et pas un "je pense cela parfois" qui serait plus attendu), car à voix haute, cela donne presque un sentiment de tâtonnement, de porosité, qui accompagne cette sorte de fonte de l’individualité dans les éléments
l’expérience commune (regarder son chien de chasse faire son travail de chien de chasse) se transforme doucement en épiphanie
j’entends aussi qu’en lisant à voix haute, ce second "je pense parfois" pourrait être dit plus bas, plus doucement, comme dans une rêverie, ou comme ce qui se dit dans cette parenthèse ("je n’ai pas encore vingt ans"), comme un ajout, un aparté auquel on pense au vol, sans préméditation, et fluide
mais en y revenant, j’ai quand même le sentiment d’une maladresse, je choisis donc un "j’y pense parfois", une sorte de compromis, à mi-chemin entre répétition et modification

  not Rhoda’s strange communications when she looks past us, over our shoulders
j’avais d’abord traduit par "quand Rhoda regarde à travers nous", mais par la suite le mot "regard" est employé deux fois, sans qu’il se passe la même chose qu’ici
le regard de Rhoda n’est pas fixe, ni fixé, il s’échappe, se diffuse, se dilue, c’est ce qui le rend étrange/insaisissable
plus loin, les regards des bergers, des gitanes, sont d’une tout autre espèce, on peut s’accrocher à eux, se repérer, saisir leur évidence, ils sont ce qu’ils doivent être, et résistent à toute dilution
je préfère éviter le verbe "regarder", pour mettre en valeur la singularité de ce qui se joue dans les regards plus loin
"quand Rhoda voit à travers nous" me semble un peu gauche
je tente "quand Rhoda peut voir à travers nous", car c’est aussi sa spécificité, Rhoda a cette capacité (ou cette malédiction) de ressentir des choses dont Susan ne sait rien

  What I give is fell .
fell, cruel, terrible
mais ça peut aussi être lié aux collines
il y a une densité dans fell, une épaisseur
la présence en sous-texte des éléments ? (terre, mer, paysage)
cruel, sans appel, sans morale car au-delà de la morale, entier
(pas de pirouettes, pas d’à peu-près énigmatique)
ce pourrait-être "ce que je donne est lourd", "accablant", "massif"
parfois en cherchant à se rapprocher le plus possible, on commente, on explique, on intervient trop et on ne laisse pas assez le texte dire lui-même ce qu’il a à dire
je choisis de garder tout simplement "terrible"
car c’est terrible, il y a, dans cette cruauté dense, une sorte d’impossibilité à envisager, un sans limites

  I cannot float gently, mixing with other people
ce doit être traduit à l’identique de I cannot be tossed about, or float gently, or mix with other people
peut-être que Susan se répète cela, une sorte de méthode Coué, parce qu’elle se sent elle aussi tourner en rond, comme son chien
cette répétition, c’est comme prendre de l’élan pour sauter
la ligne de mire, l’horizon qui met fin à la vacuité des cercles c’est lui, my lover will come
et brutalement je repère (ce que je n’avais pas vraiment vu) le round dans the bees hum round the hollyhock
tout tournera en rond, soi, les chiens, les abeilles, mais lui mettra un terme à cela
j’avais traduit "quand les abeilles bourdonneront autour des roses trémières", parce que rien ne m’avait frappée, mais ce n’est pas le bruit qu’elles font qui doit ressortir ici, c’est leurs cercles
je tente un "quand les abeilles tourneront autour des roses trémières en bourdonnant"
sans doute trop long
mon problème c’est ce verbe, "bourdonner", il est trop présent, il prend trop de place, il fait trop de bruit
je ne peux pas le remplacer par un synonyme qui convienne (faire avec) mais je peux tirer sur l’autre côté de la couverture en mettant "cercle" ou "rond" en valeur
ou en accolant directement ce "cercle" à abeille, en collant les deux mots le plus possible pour que le message "abeilles-cercles" soit prédominant
je me résous à
"quand les abeilles en cercles bourdonneront autour des roses trémières"

  To his one word I shall answer my one word .
une phrase qui sonne avec une superbe évidence en anglais
en français c’est moins simple
il y a beaucoup de possibilités, je triture, certaines sont trop rudes, ou trop courtes, ou trop bavardes
dans les cas de grandes difficultés je me tourne vers les trois traductions disponibles, pour voir quelles ont été les réponses singulières de chacun et ressentir les cheminements de lecture :

M Cusin : "À son unique parole je répondrai par mon unique parole."
C Wajsbrot : "À son mot seul je répondrai par un mot."
M Yourcenar : "Il ne prononcera qu’une parole ; et je ne lui répondrai qu’un seul mot."

rien qu’au niveau de la ponctuation (deux phrases sans coupures, une autre allongée en deux propositions liées par un point virgule), il se passe des choses différentes
le choix du début de phrase aussi, partir du mot (de l’adresse faite à) ou partir du "il"

après de nombreuses tergiversations, je tente "Au seul mot qu’il dira, je répondrai par un seul mot, le mien." (dans tout ce que j’ai essayé, c’est le "my one word" que je voulais attraper, et c’est peut-être cette formulation dans toutes mes tentatives qui s’en approche le plus)

  the onions glisten
je ne saurais pas dire pourquoi, c’est instinctif, mais c’est ce verbe, glisten, qui est important, ça que je ne dois pas rater
des cercles, des cercles vains, depuis le début, ça tourne en rond comme quand on est au téléphone à réfléchir à un problème impossible à résoudre et on repasse encore et encore le crayon au même endroit, on tourne
mais lui viendra
sous un arbre planté droit comme un i
(j’avais d’abord traduit par "il se tiendra sous le cèdre", mais pensant à tout cela, je choisis d’écrire "il sera debout sous le cèdre")
il sera celui qui stoppe la roue sans fin
c’est très visuel/géométrique : le cèdre droit, les fourches, les jambons qui pendent à la verticale, toutes ces choses qui contrarient cette roue folle qui ne mène nulle part
les lignes, les traits, les droites ponctuent le réel, le construisent, lui donnent un sens, une architecture, une direction
une direction sublime, au-delà de tout, une complétude, un épanouissement "terrible" (fell)
Susan est prête à embrasser ce tout, ce grand tout qui la projettera hors de son orbite
pour glisten, choisir "luire", ce n’est pas assez, c’est trop plat, trop discret
je tente "irisé" à cause de toutes les couleurs qui fusent, se lancent dans toutes les directions

  I shall be like my mother, silent in a blue apron locking up the cupboards.
moment d’incertitude : j’aurais tout faux
tout mal interprété
le cercle n’est pas ce qu’il faudrait fuir, puisqu’on revient à ce point de départ, ce retour sur ce qui a déjà existé et qui se reproduit à l’identique : "je serai comme ma mère"
j’aurais le même tablier qu’elle, le même trousseau de clés, le même emploi, la même silhouette bleue
alors j’aurais eu tort d’insister sur ce cercle à rompre
sauf que,
pour Susan, ce n’est pas là une répétition, elle n’a jamais rien vécu de semblable
c’est une évolution
elle s’extrait de son propre cercle pour en rejoindre un autre, plus large, un cercle en lien avec celles qui la précédèrent (de cercle en cercle, de mère en fille)
et ce cercle est détenteur d’un pouvoir,
admise dans ce cercle-là, nouveau, elle aura les clés
locking up the cupboards
(c’est sans doute tiré par les cheveux, mais je visualise les tiges raides des clés qui maîtrisent, dominent les formes arrondies des bols)
c’est pour cela que je fais en sorte que le dernier mot du paragraphe ce soit ce mot-là,"clés"
c’est pour rejoindre et s’emparer de ces clés, ce point d’orgue (clés du pouvoir, clés du destin) qu’on tournait

(work in progress, toujours)

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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