journal de bord des Vagues -79 ["C’est le temps de l’attente ; le moment noir."]
mardi 17 juillet 2018, par
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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)
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« Il y a évidemment plusieurs sortes de traducteurs. Le terme de "passeur", à mon sens, s’applique moins à la traduction proprement dite qu’à l’effort déployé par certains pour dénicher des textes et leur trouver un éditeur. Plus que des "passeurs", je dirais que nous sommes des "passoires". On met des choses dedans, ça décante, ça dégouline et on en fait un autre plat. » (Claro)
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– le passage original
‘How strange,’ said Jinny, ‘that people should sleep, that people should put out the lights and go upstairs. They have taken off their dresses, they have put on white nightgowns. There are no lights in any of these houses. There is a line of chimney-pots against the sky ; and a street lamp or two burning, as lamps burn when nobody needs them. The only people in the streets are poor people hurrying. There is no one coming or going in this street ; the day is over. A few policemen stand at the corners. Yet night is beginning. I feel myself shining in the dark. Silk is on my knee. My silk legs rub smoothly together. The stones of a necklace lie cold on my throat. My feet feel the pinch of shoes. I sit bolt upright so that my hair may not touch the back of the seat. I am arrayed, I am prepared. This is the momentary pause ; the dark moment. The fiddlers have lifted their bows.
‘Now the car slides to a stop. A strip of pavement is lighted. The door is opening and shutting. People are arriving ; they do not speak ; they hasten in. There is the swishing sound of cloaks falling in the hall. This is the prelude, this is the beginning. I glance, I peep, I powder. All is exact, prepared. My hair is swept in one curve. My lips are precisely red. I am ready now to join men and women on the stairs, my peers. I pass them, exposed to their gaze, as they are to mine. Like lightning we look but do not soften or show signs of recognition. Our bodies communicate. This is my calling. This is my world. All is decided and ready ; the servants, standing here, and again here, take my name, my fresh, my unknown name, and toss it before me. I enter.’
– ma traduction
« Comme c’est étrange, dit Jinny, que les gens dorment, éteignent les lumières et montent les escaliers. Ils ôtent leurs vêtements pour enfiler des chemises de nuit blanches. Aucune lumière nulle part dans ces maisons. L’alignement des cheminées se découpe sous le ciel, et un lampadaire ou deux brûlent, comme brûlent des lampes dont on n’a pas besoin. Dehors, seulement de pauvres gens pressés. Personne pour aller et venir dans cette rue ; la journée est finie. Quelques policiers sont en faction aux carrefours. Pourtant, la nuit commence. Je me sens briller dans le noir. La soie sur mes genoux. Mes jambes de soie se frottent doucement l’une contre l’autre. Les pierres d’un collier touchent ma gorge, elles sont fraîches. Je sens mes chaussures serrées. Je suis assise bien droite pour que le dossier ne dérange pas mes cheveux. Je suis habillée, je suis prête. C’est le temps de l’attente ; le moment noir. Les violonistes ont soulevé leurs archets.
Maintenant la voiture s’arrête dans un glissement. Une portion de la chaussée s’éclaire. La porte s’ouvre, se referme. Les gens arrivent ; ils ne parlent pas ; ils se hâtent d’entrer. Il y a le bruissement des manteaux qu’on ôte dans le hall. C’est le prélude, c’est le début. Un coup d’œil furtif, je me poudre. Tout est réglé, c’est prêt. Mes cheveux forment une boucle parfaite. Mes lèvres sont d’un rouge précis. Je suis prête maintenant à rejoindre dans les escaliers ces hommes et ces femmes, mes semblables. Je passe devant eux, exposée à leur yeux comme ils sont exposés au mien. L’espace d’un instant, nos regards se croisent sans douceur ni signes de reconnaissance. Nos corps communiquent. Voilà pourquoi je suis faite. Ceci est mon monde. Tout est net, tout est prêt ; les domestiques placés ici, puis là, s’emparent de mon nom, de mon nom frais et inconnu, et le lancent devant moi. J’entre. »
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– mes choix et questionnements
‘How strange,’ said Jinny, ‘that people should sleep, that people should put out the lights and go upstairs
je me débarrasse du should
les actions décrites ici (dormir, éteindre les lumières, monter enfiler sa chemise de nuit) sont des rouages immanents, c’est un ordonnancement du monde là de tout temps, les gens agissent comme des moutons qui se déplacent ensemble sans l’idée de s’écarter du troupeau
Jinny cherche sa place individuelle, et pour cela doit s’écarter des rouages sans attraits (dormir, éteindre les lumières)
d’ailleurs la lumière, avec le regard, est un thème qui traverse ce passage
pour tous les autres (ceux qui sont étrangers à Jinny), la lumière est éteinte, elle n’existe même pas
pour elle, la lumière est plus que de la lumière, c’est une porte d’entrée, c’est un ensemble qui englobe d’autre ressentis dans sa clarté
la lumière lui permet de ressentir (son collier, la soie) et d’être dessinée (ses cheveux, ses contours étudiés)
Silk is on my knee. My silk legs rub smoothly together
comme dans le passage précédent, je cherche la simplicité
autant Susan doit faire face à ce qu’est sa vie (le quotidien des choses simples, les tasses de thé, la cuisine, la nature), autant Jinny doit embrasser la même simplicité, la même évidence qu’elle doit faire ce pourquoi, ce à quoi elle est destinée
The stones of a necklace lie cold on my throat
difficile de rendre en français l’évidence de cette phrase (c’est pourtant une phrase simple)
peut-être que c’est dû au mot cold
les pierres du collier sont-elles froides, puis posées sur la gorge ?
se posent-elle froidement ? (il y a cette petite dérive de sens, le "froidement" en français ajoute une notion de distance, écarte l’émotif)
dans un premier jet, je tente "Les pierres froides d’un collier sont posées sur ma gorge"
quelque chose ne va pas
et "sont posées" ou "se posent froidement" n’iraient pas non plus
plus que le froid il faut donner ici un sentiment de fraîcheur (ce mot-là porte l’idée du neuf, "fraîchement éclos")
peut-être que je peux élaguer le verbe qui plombe un peu
"les pierres d’un collier sont fraîches sur ma gorge"
mais le "sont" n’est pas heureux
l’idéal serait d’écrire "les pierres d’un collier touchent ma gorge, elles sont fraîches"
je m’arrête un instant pour considérer cette idée : si c’est "l’idéal" comme j’en ai l’impression, pourquoi ne pas l’écrire
parce que j’ai l’impression d’allonger à outrance, de transformer une phrase unique en deux propositions ?
pourtant, en étant la plus pragmatiquement possible :
The stones of a necklace lie cold on my throat : 10 mots
"Les pierres d’un collier touchent ma gorge, elles sont fraîches" : 11 mots (et encore, 11 mots si je considère que le "d’" est un mot, c’en est un bien sûr, mais on ne peut pas dire qu’il prenne beaucoup de place)
après ce constat bêtement mathématique, je garde mes deux propositions au lieu d’une
et en relisant le passage, je ne sens pas (trop) de maladresse
dans les deux phrases précédentes, il y a la soie, d’abord posée, là, puis en mouvement (les jambes se frottent, transmettent leur douceur soyeuse)
avec cette phrase ce sera presque similaire, les pierres sont là, puis transmettent leur fraîcheur
My feet feel the pinch of shoes
difficile de trouver un mot qui me satisfasse pour pinch
littéralement : mes pieds sentent (ressentent) le pincement de mes chaussures
(argh, avec des tentatives comme celles-là je ne suis pas arrivée)
l’idée ici est peut-être de faire ressentir que cette contrainte que Jinny adopte, un peu comme un carcan, est ce qui lui permet d’entrer dans ce monde
(un peu comme un scaphandrier ressent la lourdeur de son casque avant de parcourir les profondeurs)
c’est à la fois agréable (soyeux, frais) et imposé, strict, raide, intraitable
ça doit rester dans le domaine du ressenti physique
c’est exactement comme si Jinny enfilait une armure, une armure très brillante et élégante, mais très rigide aussi
je tente de rester au plus simple et dans le ressenti physique ("Je sens mes chaussures serrées")
I sit bolt upright so that my hair may not touch the back of the seat
problème : juste au-dessus j’ai utilisé le verbe toucher (Les pierres d’un collier touchent ma gorge) et j’ai beau triturer la phrase, rien d’autre ne me va
et je ne peux pas garder "toucher" ici, deux fois ce même verbe en si peu de temps (parce que le-français-n-aime-pas-la-répétition, déjà, et deuxièmement parce que si je gardais deux fois ce même verbe, c’est qu’il devrait y avoir une bonne raison, une bonne explication, la mise en lumière ou en action d’un fonctionnement interne au texte et propre à lui : ce n’est pas le cas ici, car ici c’est moi qui choisis deux fois ce même verbe qui n’est pas identique en anglais)
ma seule option, modifier avec un "Je suis assise bien droite pour que le dossier ne dérange pas mes cheveux"
I glance, I peep, I powder
ce devrait être les 3 coups avant l’entrée en scène
mais je ne trouve pas de solution qui soit aussi déterminée, rythmée, en français
je tente de faire en sorte que la rapidité prime
(dans mon esprit, on glisse vers l’entrée en scène, comme la voiture glisse devant la porte)
My hair is swept in one curve
une ondulation unique, une belle virgule
le mouvement adéquat qui dit qu’on est prêt, tout comme plus loin le "rouge" est exactement celui qu’il faut
"une seule boucle" ? (ça sonne un peu étrange)
je décide finalement de faire passer ici l’idée d’adéquation, de perfection ("Mes cheveux forment une boucle parfaite")
ensuite il n’y a qu’à se laisser aller
il y a des phrases évidentes, lumineuses
comme celle qui finit ce passage
(le paragraphe se finit in one curve)
il n’y a qu’à se laisser aller avec my name, my fresh, my unknown name, and toss it before me
le standing here, and again here des domestiques, c’est comme monter des marches, une marche, puis la suivante
tout s’est agencé progressivement jusqu’à ce point final : J’entre.
(work in progress, toujours)
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