journal de bord des Vagues -81 ["tout comme la patelle se détache du rocher"]
mardi 31 juillet 2018, par
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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)
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« Ce qui me semble ici sous-jacent, c’est la notion d’expérience. Or s’il apparaît évident que la pratique nourrit l’expérience, cette expérience n’est pourtant pas cumulative. Elle ne constitue pas un stock augmenté au fil du temps et dans lequel nous aurions loisir d’aller puiser au gré des circonstances. Car le point décisif n’est pas l’expérience déjà faite mais l’expérience à faire. Celle qui nous requiert face à l’œuvre nouvelle à traduire. Or c’est cette œuvre-là qui est susceptible de nous donner la force de la traduire, c’est avec elle que nous entrons en relation lente et profonde, avec d’abord le sentiment d’être démuni, nu et presque sans moyens, comme si tout recommençait comme au premier jour. »
(Jean-Baptiste Para, extrait d’un entretien sur Poezibao)
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– le passage original
‘Now with a little jerk, like a limpet broken from a rock, I am broken off : I fall with him ; I am carried off. We yield to this slow flood. We go in and out of this hesitating music. Rocks break the current of the dance ; it jars, it shivers. In and out, we are swept now into this large figure ; it holds us together ; we cannot step outside its sinuous, its hesitating, its abrupt, its perfectly encircling walls. Our bodies, his hard, mine flowing, are pressed together within its body ; it holds us together ; and then lengthening out, in smooth, in sinuous folds, rolls us between it, on and on. Suddenly the music breaks. My blood runs on but my body stands still. The room reels past my eyes. It stops.’
– ma traduction
« Maintenant, d’une petite secousse, tout comme la patelle se détache du rocher, je me détache : je tombe avec lui ; je suis emportée. Nous cédons à cette lente marée. Nous allons et venons dans cette musique hésitante. Les rochers brisent le courant de la danse qui tremble et qui chavire. Allant, venant, nous voilà emportés maintenant dans une immense figure ; elle nous unit ; nous ne pouvons pas échapper à ses parois sinueuses, hésitantes, abruptes qui nous encerclent parfaitement. Nos deux corps, le sien rigide et le mien relâché, se pressent ensemble à l’intérieur ; elle nous unit ; puis elle s’allonge en rides sinueuses et douces et elle nous fait rouler, encore et encore. Soudain la musique cesse. Mon sang bouillonne mais mon corps est figé. La pièce entière tourne devant mes yeux. Ça s’arrête. »
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– mes choix et questionnements
peut-être que c’est comme le mal de dents qu’on oublie si facilement quand il a disparu, mais j’ai l’impression d’avoir eu devant moi le paragraphe le plus difficile à traduire depuis que j’ai commencé cette traduction
peut-être parce qu’on y parle très clairement de quelque chose d’impalpable
la musique, la danse
et bien sûr c’est VW
elle ne va pas écrire des phrases du style harlequin ou veillée des chaumières
elle ne montre aucun geste, ne décrit rien de la musique
mais voilà : un paragraphe entier tourné vers la danse et la musique, sans qu’il soit question ni d’un son ni d’un seul mouvement
plutôt que de décrypter en précision (tel geste, tel son) elle fait travail de fusion
la musique et la danse s’ajoutent pour devenir quelque chose d’autre, de plus grand encore, une "figure"
"immense"
a figure
et ce n’est pas assez fort qu’elle se soulève ici et qu’elle emporte, il faut en plus qu’on soit à la fois en elle et au-dehors d’elle, in and out
(c’est sans doute ce in and out qui m’a causé le plus de problèmes)
chaque mot doit être pesé
ni expliquer, ni s’éloigner (en tout cas le plus possible)
j’ai eu l’impression aussi, comme dans cette citation de Jean-Baptiste Para mise en entête, que c’était la première fois, que l’expérience, le vécu, n’étaient pas des données à prendre en compte
tout était neuf
j’ai aussi repensé à une autre expérimentation, avec le Désir d’être un indien de Franz Kafka, où des variations s’étaient échappées du texte
ce n’est peut-être pas par hasard ce souvenir
peut-être qu’il faut s’éloigner du texte pour mieux le retrouver ?
le nez dessus, au mot à mot, j’ai peiné
pourtant chaque modification m’a parue être une amélioration (aussi parce que je pars de très bas)
– this slow flood surtout garder l’idée de l’eau
j’avais aussi tenté "le lent débordement"
"inondation" semblait trop définitif
puis l’idée de "marée" est venue, un mot aquatique plus gradué, plus court
(comme si "débordement", avec ses quatre syllabes, plombait, qu’on ne montait pas avec l’eau et porté par elle mais qu’on coulait) (et les sonorités d’"inondation" ne disent rien du mouvement de montée progressive)
(mes explications seront peut-être aussi floues, aussi peu précises que ce qui est décrit dans le texte) (question rime avec sensation)
– Rocks break the current of the dance ; it jars, it shivers.
current, courant, rivière, eau, je dois garder ce mot
mon souci c’est ce "break"
dans mon esprit "brise" ne suffit pas
je rapproche ce moment de celui où Susan laisse couler l’eau entre ses doigts en éventail
je vois ici un passage similaire
le courant de la danse traverse/contourne/ se faufile entre les rochers
je cherche longtemps par quoi remplacer "brise"
fragmente, morcelle, divise, sépare, fractionne, rien ne me va
émiette, peut-être
mais non, car dans émietter il y a la pensé qu’il ne reste plus rien ensuite
peut-être faire confiance à cette suite justement
le courant n’est pas brisé très longtemps, puisqu’il "jars, it shivers"
alors peut-être conserver sagement "brise" qui est démenti par les phrases suivantes
mais problème du "it"
c’est le courant de la danse qui chavire, qui frissonne
alors dire "il" ou dire "ça", "ça chavire, ça frissonne" ?
finalement je choisis de rester sage et de garder il, au lieu de "ça" qui pourrait sembler trop "moderne"
"il chavire, il tremble", j’inverse l’ordre
"il tremble, il chavire" en français me semble plus harmonieux
mais à la relecture, c’est comme si ma mayonnaise ne prenait pas
je fais alors ce que je ne fais presque jamais, modifier la structure du texte, pour lier le tout en une seule phrase "Les rochers brisent le courant de la danse qui tremble et qui chavire"
par contre (à propos du "ça" qui m’a semblé trop "moderne" dans cette phrase-ci), il fallait que le paragraphe finisse par un "ça", avec "Ça s’arrête" (mais je ne saurais pas dire pourquoi)
– We go in and out
In and out, we are swept
deux occurrences de "in and out", que je dois répéter à l’identique
quelque soit mon choix pour les traduire, ce devra être la même formule les deux fois
tout comme it holds us together doit être par deux fois traduit de façon identique
c’est une question de refrain
de recommencement
de tourbillon
être dedans et dehors à la fois
tout prendre, tout ressentir, l’intérieur comme l’extérieur
peut-être que simplement traduire par "Dedans, dehors" pourrait convenir
je ne sais pas si je fais le bon choix, mais je tente "allées et venues" qui me semble donner un effet plus louvoyant (plus tourbillon justement), plus gestuel ou visuel
je suis incapable d’expliquer point par point tous mes choix
(j’insiste, ce paragraphe est le plus difficile que j’ai eu à traduire depuis le début)
(peut-être qu’il pourrait lui aussi faire l’objet de variations, comme le Désir d’être un indien de Kafka, s’il vous en vient l’envie n’hésitez pas)
plus que jamais, j’ai eu besoin de lire les choix des autres traducteurs-trices
mais je n’y ai pas trouvé de réelle aide
seulement des interrogations supplémentaires
je recopie les trois ci-dessous, tout comme je note ici mes approximations, mes tentatives
cette rubrique ne devrait pas s’appeler Journal de bord de traduction, mais Compte-rendu d’un perpétuel tâtonnement
Michel Cusin
"À présent, d’une faible secousse, comme une patelle arrachée au rocher, je suis arrachée ; je tombe avec lui ; je suis emportée. Nous nous abandonnons à cette marée lente. Nous entrons dans cette musique hésitante et nous en ressortons. Les rochers brisent le courant de la danse ; il s’y cogne, il frissonne. Dedans puis dehors, nous voici emportés dans cette immense figure ; elle nous unit ; nous ne pouvons plus sortir de ses remparts sinueux, hésitants, abrupts, de leur cercle parfait. Nos corps, le sien rigide, le mien ondulant, se pressent l’un contre l’autre à l’intérieur du corps de cette figure ; il nous tient réunis ; et puis s’étirant, dans ses plis sinueux et doux, il nous y fait rouler sans fin et sans fin. Tout à coup la musique s’arrête. Mon sang court encore mais mon corps se tient immobile. La pièce tournoie devant moi. Elle s’arrête."
Cécile Wajsbrot
" D’une faible secousse, je me détache comme une patelle arrachée au rocher ; tombe avec lui ; je suis transportée. Nous cédons à la marée lente. Nous entrons et sortons de cette musique hésitante. Les rochers brisent le cours de la danse ; qui vibre, qui tremble. Dedans, dehors, nous nous engouffrons dans l’immense figure ; elle nous unit ; nous ne pouvons plus sortir de ses parois sinueuses, abruptes et hésitantes, de leur cercle parfait. Nos corps, le sien rigide et le mien souple, se pressent l’un contre l’autre au-dedans d’elle ; qui nous unit ; puis s’étire en plis doux, souples, qui nous font rouler à l’infini. La musique s’arrête net ; mon sang coule encore mais j’ai le corps immobile. La pièce tourne devant mes yeux. Elle s’arrête. "
Marguerite Yourcenar
" Et soudain, avec une petite secousse, je me détache comme un caillou se détache de la masse du rocher. Je tombe avec lui ; je me laisse emporter. Nous nous abandonnons au cours hésitant et lent de la musique. Le flot de la danse est arrêté ça et là par des rochers ; il oscille ; il s’entrechoque. Nos allées et venues sont enveloppées dans une seul grande figure de danse ; elle nous unit ; nous ne parvenons pas à sortir de ces murailles hésitantes, abruptes, sinueuses, parfaitement circulaires. Son corps rigide, mon corps onduleux sont pressés l’un contre l’autre à l’intérieur de ce grand corps ; le rythme nous maintient, nous unit. Puis, s’étirant en plis souples et doux, il se balance entre nous sans fin. Tout à coup, la musique cesse. Mon sang court rapidement, mais mon corps est immobile. La chambre tournoie sous mes yeux. Tout s’arrête. "
(work in progress, toujours)
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Messages
1. journal de bord des Vagues -81 ["tout comme la patelle se détache du rocher"], 31 juillet 2018, 10:19, par Philippe
Merveilleux. Ta traduction tient parfaitement en français. Juste un détail, je ne comprend pas pourquoi aucun des traducteurs ni toi n’avez traduit flowing simplement par fluide. Comme on le dirait aujourd’hui d’une robe. À mon sens il faut pousser la métaphore liquide jusqu’au bout (c’est Les vagues après tout).
2. journal de bord des Vagues -81 ["tout comme la patelle se détache du rocher"], 31 juillet 2018, 11:14, par brigetoun
moi avec mon petit crâne bouillant dans un étau j’en suis resté à savourer le texte de JB Para et ta traduction (et à préférer ta première phrase aux autres traductions pour une raison de rythme)... sur ce retour aux corvées
3. journal de bord des Vagues -81 ["tout comme la patelle se détache du rocher"], 31 juillet 2018, 13:31, par Philippe
Oui, le texte de JB Para est une vraie leçon : l’expérience toujours à faire, pas un stock où on puiserait.
4. journal de bord des Vagues -81 ["tout comme la patelle se détache du rocher"], 1er août 2018, 09:18, par Christine Jeanney
D’abord, merci à vous deux de votre présence, et ensuite "fluide" ! pourquoi je n’y ai pas pensé !! Merci Philippe, c’est très juste.
(sans doute que dans mon esprit, c’est le décor qui est fluide et pas Jinny, mais ton commentaire est vraiment frappant !) :-) (#oncontinue)