TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -97 ["nous nous aimons, et nous croyons en notre durée"]

mardi 19 novembre 2019, par c jeanney

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(journal de bord de ma traduction de The Waves de V Woolf)

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 le passage original

‘The swing-door goes on opening,’ said Rhoda. ‘Strangers keep on coming, people we shall never see again, people who brush us disagreeably with their familiarity, their indifference, and the sense of a world continuing without us. We cannot sink down, we cannot forget our faces. Even I who have no face, who make no difference when I come in (Susan and Jinny change bodies and faces), flutter unattached, without anchorage anywhere, unconsolidated, incapable of composing any blankness or continuity or wall against which these bodies move. It is because of Neville and his misery. The sharp breath of his misery scatters my being. Nothing can settle ; nothing can subside. Every time the door opens he looks fixedly at the table — he dare not raise his eyes — then looks for one second and says, “He has not come.” But here he is.’
‘Now,’ said Neville, ‘my tree flowers. My heart rises. All oppression is relieved. All impediment is removed. The reign of chaos is over. He has imposed order. Knives cut again.’
‘Here is Percival,’ said Jinny. ‘He has not dressed.’
’Here is Percival,’ said Bernard, ‘smoothing his hair, not from vanity (he does not look in the glass), but to propitiate the god of decency. He is conventional ; he is a hero. The little boys trooped after him across the playing-fields. They blew their noses as he blew his nose, but unsuccessfully, for he is Percival. Now, when he is about to leave us, to go to India, all these trifles come together. He is a hero. Oh yes, that is not to be denied, and when he takes his seat by Susan, whom he loves, the occasion is crowned. We who yelped like jackals biting at each other’s heels now assume the sober and confident air of soldiers in the presence of their captain. We who have been separated by our youth (the oldest is not yet twenty-five), who have sung like eager birds each his own song and tapped with the remorseless and savage egotism of the young our own snail-shell till it cracked (I am engaged), or perched solitary outside some bedroom window and sang of love, of fame and other single experiences so dear to the callow bird with a yellow tuft on its beak, now come nearer ; and shuffling closer on our perch in this restaurant where everybody’s interests are at variance, and the incessant passage of traffic chafes us with distractions, and the door opening perpetually its glass cage solicits us with myriad temptations and offers insults and wounds to our confidence — sitting together here we love each other and believe in our own endurance.’

 ma traduction


« La porte continue de s’ouvrir, dit Rhoda. Les étrangers entrent sans arrêt, des gens que nous ne reverrons plus et désagréablement ils nous frôlent avec leurs familiarités, leur indifférence et le sentiment d’un monde qui avance sans nous. Nous ne pouvons pas sombrer, nous ne pouvons pas oublier nos visages. Même moi qui n’ai pas de visage, moi qui ne produis aucun effet lorsque j’entre dans une pièce (Susan et Jinny font changer les corps et les visages), je flotte sans attache, sans ancrage, poreuse, incapable de reconstituer le vide ou la continuité ou le mur devant lequel les corps s’animent. C’est à cause de Neville et de sa peine. Le souffle aigu de sa peine me disloque. Rien ne peut être résolu ; rien ne peut apaiser. Chaque fois que la porte s’ouvre, il fixe la table — il n’ose pas lever les yeux — puis il jette un œil et dit : "Il ne viendra pas." Mais le voilà, c’est Percival. »
« Maintenant, dit Neville, l’arbre en moi refleurit. Mon cœur exulte. L’angoisse est soulagée. Tout obstacle est levé. Fini le règne du chaos. Il a imposé l’ordre. Et les couteaux, enfin, se remettent à couper. »
« Voilà Percival, dit Jinny. Il ne s’est pas changé pour le dîner. »
« Voilà Percival, dit Bernard, il arrange ses cheveux, non par vanité (il ne se regarde pas dans la glace), mais pour sacrifier au dieu des bonnes manières. Il est conventionnel ; c’est un héros. Les petits garçons le suivaient sur les terrains de jeux. Ils se mouchaient le nez pour l’imiter, mais sans y parvenir, car il est Percival. Et maintenant, alors qu’il va bientôt nous quitter pour partir aux Indes, tous ces détails s’assemblent. C’est un héros. Oh oui, on ne peut le nier, et quand il s’assoit près de Susan, dont il est amoureux, quel couronnement. Nous qui jappions et mordions aux talons comme le font les chacals, nous prenons à présent l’air grave et confiant de soldats devant leur capitaine. Nous que la jeunesse a séparés (nous n’avons pas vingt-cinq ans), nous qui chantions comme des oiseaux avides, chacun son chant, nous qui tapions avec l’égoïsme sauvage et impitoyable de la jeunesse sur notre coquille d’escargot jusqu’à la briser (je suis fiancé), ou bien qui nous sommes perchés, solitaires, face à une fenêtre en chantant l’amour, la gloire et ces expériences singulières qu’aiment les oisillons à touffe jaune sur le bec, voilà qu’à présent nous nous pressons les uns contre les autres ; serrés sur notre perchoir, dans ce restaurant où chacun ne pense qu’à lui, où le passage incessant avec ses distractions nous irrite, où la porte ouvre sa cage de verre continuellement et nous harponne de myriades de tentations, d’insultes, de blessures faites à notre amour-propre — assis ensemble ici, nous nous aimons, et nous croyons en notre durée. »

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 quelques uns de mes choix et questionnements

Percival arrive (on l’attend depuis si longtemps)
il entre et tout est réorganisé, il est le centre du manège autour duquel les six voix tournent, il est l’accomplissement, le ciment, l’unité
ce passage-là c’est comme crocheter une porte

  We cannot sink down, we cannot forget our faces
il y aurait beaucoup à dire, on pourrait même écrire un texte long sur ces propositions, les étirer pour les remplir de centaines de paragraphes, de développements autour de ce qui se passe lorsqu’on ne peut plus sombrer (disparaître comme un passe-muraille, se faire avaler par le papier peint), quand on ne peut pas oublier son visage (qui on est, et surtout comment on est perçu par l’autre, dans quel carcan il nous confine)
ce sont deux propositions courtes, 9 mots
pas la place "d’interpréter", c’est-à-dire d’orienter la compréhension, il faut traduire bêtement ici

  unconsolidated, incapable of composing any blankness or continuity or wall against which these bodies move
unconsolidated me pose problème, je tente d’abord "instable" mais ce n’est pas le bon choix, car dans instable il y a l’idée d’un déplacement hésitant, tâtonnant, presque l’idée d’une décomposition, comme ces silhouettes qui papillonnent avant de disparaître dans les films de science fiction
je pense alors à décomposée, mais ce n’est pas ça, il n’y a aucune notion de pourrissement ici, de plus arrive le mot composing ensuite, je dois être attentive aux sons
décomposer/recomposer, je dois tirer sur ces deux élastiques alternativement l’un puis l’autre pour trouver une réponse
unconsolidated/composing
il s’agit de "recomposer" les vides et les pleins, les reliefs du mur,
Rhoda peut retrouver une consistance (la sienne) par le fait même de fabriquer la consistance de ce qui l’entoure/reconstituer
c’est à partir du verbe reconstituer pour traduire composing que le mot poreuse (pour unconsolidated) m’apparaît comme possible

  It is because of Neville and his misery. The sharp breath of his misery scatters my being
misery est le nœud ici, en tout cas la traduction de misery qui apparaît deux fois et doit donc être traduit deux fois par le même mot
si je traduis misery par souffrance, je m’expose à écrire "Le souffle aigu de sa souffrance", ça ne me va pas, la proximité de souffle et souffrance n’est pas jolie à entendre dite à voix haute
"Le souffle aigu de", j’ai besoin d’un mot qui ne soit pas grandiloquent (car "souffle aigu" l’est un peu et, comme le dit le dicton, trop de grandiloquence tue la grandiloquence), peut-être d’un mot court qui tombe comme une sentence, un roc, une masse de tristesse, misery
je cherche longtemps et je teste plusieurs possibilités
tristesse, tout simplement, pourrait convenir, si je me débarrassais de aigu
("le souffle aigu de ma tristesse", oh, les manchettes en dentelles s’agitent) ("le souffle de ma tristesse" ce serait mieux, mais je ne veux pas gommer aigu)
je tente peine, "le souffle aigu de ma peine" est une formulation qui me touche
j’hésite parce que peine ne semble peut-être pas assez fort, mais je fais confiance à tout ce qui amène à ce point précis, à toute la douleur décrite plus haut et dans les paragraphes qui précèdent
à mes yeux "peine" résonne comme un glas, et le verbe disloquer qui le suit le dramatise

 “ He has not come.” But here he is.
beaucoup de il, je crois qu’il faut lever des ambiguités (trop de il tue le il ?) et ajouter, même s’il n’est pas dans le texte original, le nom de Percival ici, que ce soit clair, Percival entre et vient s’installer, c’est une sorte d’apothéose

  ‘Now,’ said Neville, ‘my tree flowers. My heart rises. All oppression is relieved. All impediment is removed. The reign of chaos is over. He has imposed order. Knives cut again .
c’est le moment de bascule : Percival qui n’était qu’une ombre jusque là, une hypothèse, une abstraction, est arrivé, présent, il s’incarne
ces phrases de Neville doivent sonner comme une illumination
en français si je traduis au plus simple "mon arbre fleurit", ça me semble presque à côté de la plaque, comme un collage non réussi, ce qui n’est pas du tout le cas en anglais
my tree flowers, c’est un épanouissement fulgurant, avec cette qualité propre au poème que le français de "mon arbre fleurit" semble rabaisser, déplier, défroisser (je visualise une fleur complexe avec l’anglais, le français me montre une brique de légo)
j’ai besoin d’insuffler de la vie dans la formulation
"l’arbre en moi refleurit" a le mérite de ne pas trop allonger la phrase, de garder l’instance poétique tout en respectant le sens original, excepté pour le re de refleurit, mais je tente malgré tout d’ajouter ce renouveau qui selon moi appuie l’idée de naissance
All oppression is relieved. All impediment is removed. The reign of chaos is over.
la répétition de all est importante mais à mon sens n’est pas forcément juste en français
je veux garder l’idée d’une place nette, d’un grand nettoyage, d’un grand geste de la main qui éloigne et fait disparaître
je ne vais pas non plus conserver trois fois le verbe être
ces trois phrases fonctionnent comme un tout, comme les trois coup avant l’ouverture du rideau au théâtre, il faut pratiquement rendre compte d’une progression, de trois actes qui se succèdent, l’un entraînant le suivant, avec une logique imparable
je tente "L’angoisse est soulagée. Tout obstacle est levé. Fini le règne du chaos"
j’aime beaucoup Knives cut again, qui fait référence aux paroles de Neville en amont, quand la lame du couteau n’avait aucune autre réalité qu’un trait de lumière sur la nappe, quand l’absence de Percival privait toute chose de sens, d’essence

  the god of decency
je pense d’abord à bienséance pour traduire decency, mais je préfère "bonnes manières" qui me parait plus pragmatique ou terre à terre et se trouve d’autant plus savoureux d’être accolé à dieu

  now come nearer ; and shuffling closer on our perch
c’est shuffling qui me pose problème
je perçois la scène, les personnages réunis, dans ce grand jeu de cartes qu’est la salle de restaurant, ils et elles sont les cartes sorties du paquet, celles qui se sont trouvées, qui choisissent de se retrouver
je ne peux pas faire une sorte de clin d’oeil à cette métaphore de cartes battues que laisse planer shuffling, ça rendrait ce passage obscur
je dois déjà garder en tête la métaphore des oisillons sur leur perchoir
je choisis d’appuyer l’idée de rapprochement comme des oisillons dans un nid, ils et elles se sont trouvés parmi tous ceux qui passent les portes de la salle, c’est ce qui doit rester

  sitting together here we love each other and believe in our own endurance .
endurance est le point d’orgue, la fin du paragraphe, la ligne mélodique première
je tente résistance, pérennité, persistance, le sens me va, mais pas le son
et puis qu’est-ce qui compte ici, est-ce que c’est le fait qu’ils résistent au temps ou le fait qu’ils en soient persuadés ? je prends cette croyance, believe, comme une certitude
ce n’est pas une fiction, une possibilité, une théorie, c’est réel
quoiqu’il arrive, peu importent les événements, ils et elles vont "durer"
durer, c’est par ce son, durée, que je veux finir le paragraphe

(il y a beaucoup d’autres questionnements dont je ne rends pas compte ici
les choses se font aussi sans qu’on y prenne garde, et les décortiquer c’est d’une certaine manière se priver du doute, alors que le doute est la (ma) meilleure façon d’avancer)

(work in progress)

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