extraits de YODLT
mercredi 13 juin 2018, par
Mise à jour_rencontre annulée pour des raisons indépendantes de ma volonté_
mais YODLT est toujours disponible of course
une belle invitation à parler de YODLT en fin de semaine, rencontre, discussion animée par Rémi David
– je note ici (consigne ?) les 4 extraits de YODLT que j’ai prévu de lire samedi 16 juin à la librairie Le Passage d’Alençon
(plaisir de vous y rencontrer si vous passez par là il court il court le furet)
1
J’écris sans faire d’histoire mais je n’écris pas sans intention, comme on ferait un geste nerveux, ce n’est pas un tic. Je peux décider à tous moments de contrôler ou de ne rien contrôler du tout. Dans les deux cas, je décide – mais, comment dire ? Avec cette idée du perçu et du non perçu, du connu et de l’inconnu, croire que mes propres décisions me mènent là où je veux aller, laissez-moi rire.
Une fois ma décision prise je travaille.
Ça n’a l’air de rien ce travail, d’ailleurs je ne sais même pas le justifier. On viendrait me demander sous le nez Qu’est-ce que vous faites ? je bégayerais sûrement ou je changerais de sujet.
Ça n’est pas simple, car rien n’est simple. J’ai voulu allumer l’ordinateur mais, à la place, j’ai pressé sur la touche echap, preuve que c’est compliqué. Preuve qu’une partie de soi refuse toujours de faire ce à quoi on est obligé.
Mais je fais des recherches, énormément. Car dans ce tout-plus-large, je sais que je dois déverser des tonnes et des tonnes de détails. Ils feront sens une fois posés. Je dois faire entrer ce qui s’accroche à d’autres sens, ce qui appelle d’autres choses que de simples lettres alignées.
Des musiques, des peintures, des événements, des poèmes, des questionnaires, des objets, des films, des danses et des informations. Des listes. Une quantité considérable de listes. Des listes de clichés par exemple (Y.O. en attire beaucoup, comme un aimant – aimant – aimer – love me do – thème – tout est lié).
Liste :
– peste ;
– a fracassé les Beatles ;
– capricieuse, manipulatrice ;
– celle que Chapman a ratée (« insane, dit un acteur-slash-humoriste américain, il avait le choix entre Lennon et elle, et c’est sur lui qu’il a tiré ») ;
– a forcé l’homme à s’occuper du bébé à plein temps, l’a donc émasculé ;
– mauvaise mère ;
– vénale, une armée d’avocats ;
– des lunettes ensanglantées pour booster les ventes de son album ;
– sa musique impossible, inécoutable ;
– son nom : Oh, no ! ;
– son prénom proverbial (lorsqu’une fille provoque la discorde, au sein d’un groupe, ou entre deux -amis, on la traite de Yoko) ;
etc.
Rassembler les clichés ou les accumuler ne les rend pas inoffensifs.
On pourrait croire, une fois la liste faite, qu’on va pouvoir passer à autre chose, envisager l’autre Yoko, creuser sous la surface, aller derrière le paravent : les clichés restent. Même le choix de les ignorer prouve d’une certaine façon leur puissance ; ils restent et resteront, audibles et partagés, vivants, jusqu’après sa mort. Ils gagnent (la belle affaire – elle peut les laisser vaincre, elle est forte ; si la vie était faite de clichés, ça se saurait : on récompenserait les gentils, les bûcherons seraient canadiens et les monstres porteraient tous des cornes sur la tête).
Alors pourquoi parler d’elle, écrire sur elle ? À cause du symbole sûrement ; le symbole mis en abîme peut-être (le symbole d’un symbole d’un symbole etc.).
Y.O., le contraire d’une page blanche. Une page noire, toute crayonnée et raturée.
2
Pendant la Seconde Guerre mondiale, avec son frère, parce qu’ils n’ont rien, Y.O. invente des repas. Elle se demande si la pensée est plus forte que le corps ; les saisons sont notées, on peut croire qu’elles se suivent ; rien ne ressemble à ce qu’il est vraiment ; on s’invente des festins de roi quand on a faim, on mange la parole qu’on imagine, des restes de nourriture.
Ce qui reste dans le frigo ce jour-là (KITCHEN PIECE, hiver 1960) : c’est déjà quelque chose.
Tu prends les déchets, les rebuts, ce qui reste ; ou tu prépares expressément une soupe, une friture, une poêlée. Peut-être que tu te préoccupes à l’avance de la couleur des ingrédients que tu vas employer : carottes, brocolis, betteraves, citrons, tomates. Peut-être que tu choisis tes ingrédients en fonction des pigments ; que tu calcules de quelle façon les couleurs seront modifiées par tel ou tel mode de cuisson.
Tu places une toile blanche sur une table, ou tu la poses sur le sol, et tu choisis de te lancer après mûre réflexion, ou tu choisis de te lancer sans rien anticiper, sans réfléchir, en accord avec le présent, avec ce qui suivra, avec la nourriture que tu as réunie, trouvée ou préparée ; tu jettes, ou tu verses, ou tu disposes, ou tu étales, ou tu projettes les restes ou ce que tu as préparé expressément avec ce but en tête sur la surface blanche toilée.
Tu observes, tu t’interroges, tu rajoutes, tu inclines le support, tu te demandes ce qu’ensuite tu jetteras, verseras, disposeras, étaleras, projetteras, avec quel geste qui décriera une courbe, provoquera un éclatement, fera naître un soleil vert, rouge, une arche brune, une flèche ocre et marbrée, ses nuances.
Lorsque tu penses avoir fini, tu regardes le paysage formé, coloré, odorant, texturé, présent, en devenir. Il se modifiera, craquelures, sécheresse, moisissures, et les couleurs vireront ou s’estomperont. Il fera récit, narration d’un futur interne à lui, propre à sa consistance, s’interprétant, montagnes, objets, visages, signes, impressions.
Quelqu’un dira Ce qui fait art est nourriture, ce qui est nourriture fait art. Ce qui reste de ce que nous mangeons, de ce que nous préparons, nous raconte, photo polaroid du jour, instantané de sucs et de substances qui investissent nos corps, lesquels corps portent nos idées et nos chants, nos pensées, nos révoltes, et notre volonté d’être, présents, présents au temps (moisissures, craquelures, sécheresses), indifférents aux jugements posés sur ce qui semble insignifiant, ordinairement humain, et humble (une soupe, des restes sortis du frigo, le recyclable ou le jetable, ce qui n’a pas d’autre futur que la disparition).
Un bouquet sur une tombe, il se fane, se sèche, se disperse ; la liberté de le reposer, encore et encore ; en insistant ; une instance qui dit OUI.
3
BAG PIECE (1964).
Un grand sac noir, à taille humaine, posé sur une plate-forme blanche et arrondie. Chaque visiteur peut y entrer (avec l’aide d’un guide), puis s’y mouvoir en roulant, rampant, se déplaçant sur la plate-forme, ou rester immobile, comme bon lui semble.
Un sac opaque pour y entrer.
Toi, moi, nous. Le sac se lève selon qu’on se remplit d’espoirs, se baisse alors qu’on tombe, en supplique, en accablement. Il tourne sur lui-même, se déploie comme une raie Manta, nageoires et bras testant la résistance de l’air. Il retombe, se déplace, tente de glisser doucement, freiné par des aspérités internes (idées, présupposés et circonstances), ce qui le ralentit, tout comme le ralentit la somme d’aspérités externes (idées, présupposés et circonstances, sol et reflets, couloirs, passerelles et glissières d’autoroute, papiers tombés, affiches déchirées, enseignes pancartes majuscules et sigles).
Le sac se replie sur lui avec peine ; il se comprime ; il s’empêche de dire ; il s’empêche de crier ; d’exploser ; l’artiste l’a vidé de son corps pour qu’on puisse y entrer, elle laisse sa place, sa place humaine de sac de peau, sa place d’artiste.
Elle dit Celle ou Celui qui entre dans le sac sera artiste, sera Un/Une, sera qui, avec toute la mesure du qui, humain, sac de peau et artiste à la fois, pour un temps, pour un instant unique car la vie qui nous occupe n’est là qu’un temps unique, un instant seulement.
À l’intérieur du sac on peut voir l’extérieur (les silhouettes et les présupposés qu’on leur inflige, jeune, vieux, cool, respectable, couleur de peau et signes religieux affichés ou non affichés), mais seulement l’extérieur, ce qu’ils laissent paraître, qui les dépasse ; on croit en voir beaucoup, on ne voit presque rien.
À l’intérieur du sac personne ne peut savoir quels signes nous caractérisent (jeune, vieux, cool, respectable, couleur de peau et signes religieux affichés ou non affichés), tous signes potentiellement acceptables, possibles, parmi un échantillonnage extraordinairement large, enrichi des milliards de qui, ces qui-nous-sommes et qui n’ont pour limites que celles de notre conception, de notre imaginaire et de notre énergie curieuse.
Nous deviner, c’est comme nous étoffer ; nous prêter des architectures complexes d’os, mâchoire, timbre de voix ; notre forme ne peut être assignée à résidence d’un mot.
Nous voilà hors de nous sur une plate-forme blanche, ronde comme la terre, une terre d’accueil ; hors de nous et en nous, quand le sac se déforme sous la poussée invisible, à cause de ce qui est fragile ; de tout ce qui est fragile, autour de nous, en nous ; en interne, à l’interne et dehors.
En interne, à l’interne et dehors, je me pose des questions.
Je me pose la question de la fragilité de ce que je créé, de ce que j’écris, des divers degrés de cette fragilité, et comment l’assumer.
C’est comme les couches successives d’un oignon au centre couleur de lait, traversé par la flamme verte d’un germe. Écrire, créer, tient de ce germe, sous l’enveloppe protectrice de couches si minces, si chétives.
Écrire, créer, c’est risquer. S’exposer à créer l’imprécision d’un geste flou, écrire l’imprécision de notes disparates. Le déjà-vu. L’inachevé. Le lieu commun. Et aussi l’inintéressant. Non abouti et sans squelette. Ce qu’il aurait fallu jeter sans lire, sans regarder. Le sans-substance, l’illégitime. Tout ce qui ronge le germe.
Et si je sais très bien me révolter pour prendre la défense des autres quand la légitimité des autres est mise en cause – chacun ayant le droit, la place, de dire, écrire, créer, la volonté de dire, écrire, créer, n’étant pas propre à une faction de privilégiés ou d’élus –, intérieurement, je me l’interdis à moi-même. L’illégitimité me bloque dans son viseur. Écrire, créer, c’est supporter d’être illicite.
Écrire, créer, c’est accepter d’être assiégé de bataillons en formation, tous en lignes. La première ligne me parle, elle me juge.
Elle me dit que ce que je fais est insignifiant, que je n’ai au fond rien à dire et que je ferais mieux de la fermer. La deuxième ligne juge la forme trop mince, d’ailleurs, ça n’est qu’un semblant de forme, ajoute-t-elle, du fard, ça fait pitié. La troisième ligne dénonce mon impudeur à montrer publiquement mes entrailles, à publiquement me placer à l’écart, et publiquement me plaindre. La dernière ligne ajoute la panique d’être incomprise et m’enfonce la tête dans le sol. Être incomprise, c’est la menace ultime.
Les mots, ça se décline en tant de sens différents, un simple mot suppose tant de façons de le comprendre, comporte tant de nuances, que c’est presque sous l’effet de la chance ou du hasard qu’on peut extraire un sens commun (la tour de Babel est partout).
...
Partout. Entre habitants de pays éloignés pratiquant des langues différentes. Entre interlocuteurs d’une même langue. Entre voisins, entre membres d’une même famille. Et on peut même parler avec quelqu’un, utiliser le même mot que lui, dans la même phrase, sans qu’il y ait accord sur son sens, chacun y insufflant lui-même son sens, avec sa propre histoire, ses approximations, ses points de non-retour, ses deuils.
4
CUT PIECE (juillet 1964, à Kyoto) est une performance éprouvante où Y.O. demeure immobile sur scène, yeux baissés, agenouillée.
Les spectateurs sont invités à venir découper ses vêtements, mettant son corps à nu (scandaleux dans le contexte puritain des années 1960, il n’y a pas encore eu ces mouvements planétaires, défilés d’étudiants à Prague, à Rome et en Irlande, de Radical Women, pas encore eu de manifestations contre la guerre, de marches, de slogans pour le droit d’avorter).
Dans cette performance, le spectateur devient acteur ; cependant, loin d’être érotique, le déshabillage apparaît comme une agression, montrant que le regard anonyme peut porter atteinte au sujet regardé, allant jusqu’à le détruire.
Après cela Y.O. a déclaré : Les gens continuaient à couper les parties de moi qui ne leur plaisaient pas. Finalement, il n’est plus resté que la pierre qui est en moi : mais ils n’étaient toujours pas satisfaits, et ils voulaient voir de quoi était faite la pierre.
Y .O. assise sans bouger. Ils viennent la dévorer. Devant elle, des ciseaux sont posés. Ils viennent chacun leur tour couper ses vêtements. Ils emportent ce qu’ils découpent, un carré de tissu, la bande du poignet, le haut d’une manche, une partie du col ; ils découpent, ils prennent et ils s’en vont ; c’est très violent ; très calme ; parfois ils hésitent en coupant une bretelle, en suivant la ligne d’une couture sous le bras, elle fait un geste pour les aider, puis elle reprend sa position, le regard vaguement éperdu, vaguement indifférent, vaguement éploré, vaguement froid ; pendant qu’ils la mangent elle grandit ; en retirant on ne fait pas le vide, on le sature.
À Kyoto un homme prend la paire de ciseaux et fait le geste de la poignarder. Des lignes de haine et de perforation, sa vie publique en est remplie. Elle est celle que Mark Chapman a ratée, il s’est trompé, c’était elle qu’il aurait dû abattre ; la mante, la jalouse, la possessive, la manipulatrice, celle qui brise les groupes, la sorcière. La haine la suit, comme un animal familier.
Elle veut réaliser un film qui contiendrait tous les sourires, ceux de chaque être humain sur la planète (#SMILESFILM, 1967). Peut-être qu’assise, pendant qu’elle se laisse dénuder, elle a imaginé d’autres vêtements venus se coudre à sa peau, plus soyeux, la délicatesse du satin là où les plaies se fondent avec les os, et apaisants ; se donner, donner des lambeaux de soi, de formes, de ce que toutes les femmes peintes, sculptées, dessinées, offrent depuis les premières Vénus callipyges.
Le regardeur (découpeur, dénudeur), en regardant, découpant, dénudant, façonne (« L’artiste n’est pas une sorte d’humain spécial, chaque humain est un artiste spécial ») ; elle renverse la hiérarchie (elle dit À la place d’un miroir, prends une personne, regarde-toi dedans).
(Yoko Ono dans le texte, éditions publie.net)
Messages
1. extraits de YODLT, 13 juin 2018, 20:29, par brigetoun
ben non y serai pas…
mis plaisir de la retrouver elle, comme je viens d’avoir le plaisir de lire en belle coulée ton #6 de l’atelier d’été, après avoir fini laborieusement le mien qui voulait pas venir, et puis qui accrochait de partout