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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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journalier 23 06 19 - feinte

dimanche 23 juin 2019, par C Jeanney


 à cet endroit je suis assise sur un tronc qui, étant d’abord monté bien droit, a décidé soudain de s’allonger — sur une distance assez longue pour accueillir les fesses de deux ou trois personnes qui voudraient faire une halte à l’ombre — puis ce tronc a repris un peu de verticalité, mais très peu, un nœud et une empreinte dans le bois sont la preuve qu’une branche un jour s’est développée avant de disparaître, ne laissant qu’une sorte de socle en forme de fer à repasser, muet et renfoncé, puis cela monte encore tout droit avant de se diviser, des branches courbes partent chacune dans une direction différente à la recherche de la lumière
de là je peux voir une partie du monde, très petite et au premier abord très rétrécie, mais qui à l’image des fractales, rassemble beaucoup d’indices sur la totalité qui l’enveloppe
les moucherons déambulent à leur façon, en trois dimensions, devant l’écorce accidentée de l’arbre d’à côté qui reflète la lumière réverbérée sur l’eau en marbrures mouvantes
la roue à aube tourne, montrant que le travail est là, a été, et sera à la tâche, avec sa géométrie implacable qui part d’un point pour revenir au même endroit
à la terrasse du café sur l’autre rive, un serveur distribue des sets de table et des couverts et ça cliquette
les oiseaux se lancent de travers en battant des ailes et chantent quelque part, dans l’invisible
c’est chaotique et c’est construit
comme les grandes feuilles de rhubarbes géantes qui poussent au bord de la rivière, atteintes de rouille, désagrégées, toniques et vertes, la décomposition et la naissance sortant du sol au même endroit, une métaphore
je suis un accident
la nature est un accident et la géométrie aussi — car elle ne fait que décrire ce qu’elle croit voir
les bus arrivent ici sur le parking sans raison, sans raisons communes, chaque déplacement décidé par une attente qui lui est propre — une femme au sac à dos bariolé qui découvre, un vieil homme médaillé en béret à plumet qui se souvient
avant-hier le tremblement de terre était un autre indice du caractère accidentel de toute cette aventure qui n’est pas une fiction
je fais une expérience avec une tige d’où partent l’une en face de l’autre deux feuilles mauve foncé, de la couleur d’une peau d’aubergine
j’ai planté cette tige dans un pot et j’attends
un jour au creux des feuilles, dans leur repli central, deux petites fleurs dépassent
des fleurs de taille réduite
le lendemain elles sont si renfoncées au cœur des feuilles qu’on ne les voit plus
cinq jours plus tard elle réapparaissent, gentilles, colorées, avec de minuscules grelots en étamines
puis elles s’enfoncent à nouveau
mon expérience sera de surveiller pour savoir si cette tige à feuilles mauves et à fleurs qui clignotent prendra racine
je mène cette expérience depuis un mois déjà
l’une des deux feuilles brunit, elle se noircit, mais l’autre reste inchangée avec sa peau d’aubergine mate
des fleurs qui apparaissent à l’endroit où elles se rejoignent ne restent que de petites têtes blanches pas plus grosses que des têtes d’épingle
c’est une question de couture
je regarde les informations, je lis les nouvelles
 la police envoie des gaz lacrymogènes sur la fête, des gens tombent dans la loire
 le groupe nestlé privatise la nappe d’eau de vittel et l’épuise
 la france vend des armes à l’arabie saoudite qui bombarde le yemen — "Nous sommes partis à cause des bombardements et de la guerre autour de nous. Ils tiraient des mortiers au-dessus de nos têtes. Chaque jour, des morts, des corps déchiquetés autour de nous, réduits en miettes. Pouvons-nous rester là-bas ? Nous avons dû fuir pour survivre. Il nous était impossible de vivre dans un tel chaos." (Hassan, pêcheur de 26 ans, qui a fui le village de Qataba, district d’Al Khawkhah)
 au vénézuéla les « colectivos  » ont tiré à bout portant avec des munitions anti-émeutes et battu brutalement des personnes qui n’opposaient aucune résistance, ils ont organisé des rafles violentes contre des immeubles d’habitation, alors que sont constatées de graves pénuries de médicaments, de matériel médical et de nourriture
 des centaines d’enfants immigrants, séparés de leurs parents ou de membres de leur famille par le gouvernement de donald trump, sont détenus dans des conditions dangereuses dans les locaux de la patrouille des frontières au texas, les épidémies de grippe et de poux ne sont pas traitées et les enfants vivent dans la saleté et dorment sur un sol froid
 c’est le plus grand internement de masse du XXIe siècle, pourtant pékin parle de « centres de formation professionnelle » et d’une politique de
«  rééducation par le travail  »
 des manifestants qui chantent et applaudissent reçoivent des coups de boucliers et sont frappés lorsqu’ils tombent par terre
 "nous voulons parler ici d’un problème crucial pour l’avenir de l’humanité" déclare un scientifique en 1989 : "sur la terre, au moment où je vous parle, un arpent de forêt disparaît chaque seconde, réfléchissez à cela"
 la petite dame du supermaché qui fait la promotion du groupe nestlé m’écoute avec attention refuser ses bons de réduction et parler des nappes phréatiques, des grands groupes, de la vampirisation, des violences contre les gens, contre les éléments, elle me raconte son arrière-grand-mère mort en 1950, un paysan, qui sachant qu’il allait mourir et faisant ses adieux à sa famille, disait "je m’en vais les enfants, mais j’ai de la peine pour vous, la terre ne va pas bien, il y a de moins en moins de vers de terre dans les champs, je ne sais pas ce qui va arriver mais je sais que c’est terrible"
 la petite dame avec son air grave qui sait des choses, qui pense des choses, qui refuse des choses, n’a pas les moyens de quitter son emploi au service de nestlé dans ce supermarché malgré ce qui la révolte
les chaînes et les menottes ressemblent parfois à des castelets de carton piqués de parasols en papier
 cette plante à feuilles mauves dont je surveille l’évolution s’appelle une misère pourpre
de quoi la misère pourpre est-elle le nom
la misère pourpre du dehors s’étend, elle lance ses bras voraces, elle utilise ses crocs pour se planter plus loin, plante tentaculaire
la mienne dans son pot, avec sa feuille mourante, est symbolique, insignifiante et signifiante, chétive, tonitruante
je vais soigner ma misère pourpre
pour la bataille
et accrocher des ribambelles de mots jolis sur les grilles
c’est une question d’espace
la question de céder la place
de se pousser, de s’écarter sans faire un geste pour empêcher qu’avance l’acide, le gel acide
une question d’impuissance aussi
parfois c’est très difficile de réaliser quelle violence existe sous les mots calmement descriptifs
quelqu’un énumère des faits et les mots mettent à plat
d’une certaine façon ils civilisent
la plus grande des violences, obéissant aux règles de grammaire et de syntaxe, s’apaise un peu
le panorama est moins sanguinaire
les mots sont immobiles pour dire la sueur et les crachats, pour dire le balancement des feuilles de bananiers et les marbrures changeantes sur les troncs d’arbres couchés
 une vieille dame s’écarte un peu, de peur d’être bousculée, mais la phrase qui explique qu’elle s’écarte ne montre pas la secousse intérieure, ni le vertige
pour cela il faudrait la fiction
des héros malheureux, des dieux qui se déchirent et déchirent leurs cheveux avec leurs tempes
c’est difficile, car pour ma part je refuse la fiction
je la refuse alors qu’elle est partout
la fiction de la patrie s’est toujours employée à fabriquer des baïonnettes
la fiction de l’argent a toujours disloqué les corps des ouvriers tombés des grues
le catcheur lève les poings et pivote sur ses hanches, cette zone qu’il crée avec ses bras il l’appelle zone d’intervention
la mienne est pleine de misère pourpre et des vertiges d’une vieille dame qui croit qu’elle ne tombe pas mais tombe
la mienne tricote pour les gouttières des housses précaires
c’est ma fiction

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • le hasard quand il produit cet arbre est un cadeau
    et selon Simone Weil que je lis en ce moment le soir ("l’enracinement" avec sa première partie éblouissante sur les besoins de l’homme matériels et ceux de l’âme, mais dont je lis plus lentement la suite parce qu’au delà du diagnostic je me heurte parfois à une vision d’avenir qui me semble irréelle et que je dialogue avec elle dans le vide - elle pose toutes ces questions sur notre malheur comme la petite dame qui sait et ne peut) donc Simone Weil affirme que tout est géométrie dans le monde

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