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« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

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la vieille femme à la carabine

les stations de lavage

dimanche 3 mai 2020, par C Jeanney


Dans cet exercice il fallait s’installer par groupe de deux, face à face autour d’une table où se trouvaient une feuille et un crayon. L’un de nous devait tracer une ligne verticale d’environ vingt centimètres sur la feuille. Ensuite il fermait les yeux (ou bien il se nouait quelque chose autour de la tête de façon à rendre sa vue inopérante) et il recommençait : tracer une ligne (verticale, d’environ vingt centimètres, plus ou moins ressemblante à la première) à l’aveugle, en se calant uniquement sur les conseils de l’autre, qui lui avait le droit de regarder. Trop court. Trop long. Trop penché vers la droite, trop penché vers la gauche. À chaque nouvelle ligne, s’adapter, recommencer, modifier, en faisant confiance aux paroles de l’autre, en délégant sa vue et sa confiance à l’autre. Au bout d’un temps on enlevait le bandeau ou on rouvrait les yeux, on découvrait. Est-ce qu’on avait su s’adapter à la parole de l’autre ? est-ce que l’autre avait su guider correctement, transmettre ce qu’il était le seul à percevoir ? J’ai oublié le résultat, ce que c’était censé m’apprendre, perception cognitive, des mots savants et des noms de savants, enfin des assemblages de lettres aussi utiles que les jetons dans les stations de lavage, mais au lieu d’avoir à la fin une voiture propre c’est un diplôme qu’on obtenait. On voyait passer les concepts comme des bilboquets, de fausses boîtes de conserve colorées avec lesquelles jongler sous vos applaudissements. Des concepts et des dates à retenir, comme dans le jeu Questions pour un champion (des savoirs propres à écraser la gueule de l’autre pour revenir en deuxième semaine). Des concepts sans corps, sans poils, sans sueur, sans visage avec de vraies joues. Je ne sais plus avec qui j’ai fait cet exercice, garçon ou fille, ni quel impact sur lui ou elle, ni pourquoi j’y ai repensé aujourd’hui avec mes yeux de maintenant (qui sont peut-être bandés), je crois que je cherchais une métaphore.
J’étais un peu fatiguée des questions philosophiques que soulevait notre époque, ça en soulevait de partout, à peine une avait retrouvé sa taille standard et une corrélation raisonnable avec la ligne d’horizon qu’une autre sortait du sol et montait brusquement comme, comme, je ne sais pas comment, comme, comme quoi, comme un iceberg qui aurait été coincé trop longtemps au fond de la mer, mais ça ne marche pas comme ça les icebergs, ou un ballon dans une piscine quand on veut le coincer avec des pieds, il glisse et il fuse hors de l’eau, mais c’est une très mauvaise comparaison qui introduit une dimension ludique festive et estivale à un propos aussi gris que novembre. Encore que, ethnocentrisme poisseux, je ne sais pas la couleur des novembres de l’hémisphère sud, comme quoi on ne compare que ce que l’on connaît avec ce que l’on connaît, ce qui rétrécit le mouvement.
J’ai donc pris un sixième café bien consciente que cette histoire de lignes tâtonnantes et métaphoriques, cette question un peu floue et compliquée de verbes comme résister, se rebeller contre, tenter de, vouloir que, tendre vers, enfin vivre en fait, était oun’ poco tailladée par les aléas, et que ces aléas n’étaient pas forcément aléatoires, j’avoue que ça sèche, je veux dire de surprise.
Quand on regarde des documentaires historiques, on réalise qu’il y a construction, établissement, entoilage d’araignées consciencieuses. Par exemple, pour ce qui est du grand chaos shakespearien, monde de fous, chaos de fous, et qu’est-ce qu’on peut faire à part chanter, il apparaît que le chaotique ne l’est pas tant que ça, il y a des données stables, des permanences. Comme la domination. La compétition. Le rendement. Une histoire tellement vieille. On pourrait toujours chanter par-dessus ou regarder un épisode de Docteur Who, le trident domination compétition rendement resterait là, massif et débonnaire. Il faut imaginer l’iceberg immobile. Ou mieux, un iceberg qui ne fonde pas, mais cette image mentale est difficile à mettre en place, peu apte à faire surgir une métaphore jolie comme un plant de lavande, parce qu’on sait tous au fond de nous que les icebergs fondent. Quand je dis nous je parle de ma rue, et sûrement pas des quartiers de l’hémisphère sud débordant de novembres colorés, ni des blondins armés qui envahissent les capitoles.
Donc, ma tête était traversée d’icebergs aux contours incertains, certains sautant comme des cabris de crêtes d’écume en vagues, d’autres statiques, monolithiques comme dans un film de Kubrick. Et au milieu de l’eau, ou au milieu de la banquise, enfin au milieu du grand Tout il y avait le trident, domination compétition rendement. Domination compétition rendement. On aurait pu faire un rap avec ça. Ou une chanson des Who. Who le groupe, Docteur Who, je n’avais pas fait le rapprochement, mais ça me confirme dans l’idée qu’on ne peut comparer que le déjà connu avec le déjà rabâché, tout en me faisant penser coq à l’âne au Who’s Who qui est le parangon, l’extrait, l’essence de la domination compétition rendement trident compatible.
J’ai repensé aux stations de lavage. Aux plans A qui mènent aux plans B. Aux pourquois. Et puis j’ai vu un reportage sur les éleveurs de taureaux de combat. Ils sont très déprimés. Pour raisons sanitaires, les corridas sont supprimées. Ils doivent faire face, manque à gagner, et se résoudre à faire abattre leur cheptel. Des bêtes somptueuses. Qui de toute façon seraient mortes. Mais seraient mortes avec panache. Quand ma tête pleine de glaces en mouvement récapitule, ça donne : image un, des taureaux élevés pour être tués, image deux, des taureaux élevés pour être tués, donc peu de différences si l’on met de côté la cape et les banderilles.
Si je n’étais pas moi, comparatrice de métaphores ratées, assembleuses d’icebergs et de ballons de plage, si j’étais éleveur de taureaux, à quoi ressembleraient mes images mentales ? qu’est-ce que je pourrais faire tourner dans les arènes sous les bravas ? et avec quoi, si j’étais éleveur de taureaux, pourrais-je comparer ce que je pourrais comparer ? le déjà su et le déjà connu et rabâché d’un éleveur de taureaux, c’est quoi ? Il y a une façon d’habiter le monde qui m’échappe.
Je sais que, parfois, la vieille à la carabine radote. J’arrive à me l’imaginer, c’est qu’on est sans doute liées toutes les deux. Ou bien elle raconte ses rêves à voix haute. Ou bien je commente mes Who enrubannés de muletas comme on se berce la nuit, à l’heure de la lumière fantomatique, celle où les choses tremblent un peu, quand le chasseur rôde dehors et chante. Lui aussi chante pour masquer quelque chose.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • Des "cadavres exquis", il y en a plein en ce moment, mais "l’exquisition" est mise en doute.

    Bruno Le Maire nous dit ce matin sur France Inter que "Le confinement, c’est pas la vie ! " : dans les hostos, dans les "réas", dans les Ehpad, on acquiesce de joie, enfin, ceux qui ne sont pas intubés ou pas encore "confinés" dans des "coffins" en bois.
    Ce ministre est formidable.

    Et leurs "brigades" sanitaires, qui vont nous tester à tous les coins de rues ou chez nous - "Toc toc, dring dring, c’est nous, les anges gardiens !" - c’est merveilleux, on se sent pris en main, ou par les ailes, tout va bien, et ensuite on sera épinglés dans le grand fichier... (la "start-up Nation" n’a toujours pas réussi à mettre en route son appli’ extraordinaire "StopCovid").

    "Domination, compétition, rendement" : il est sûr que dans "le monde d’après", cette funeste trilogie n’aura plus cours, d’ailleurs "les jours heureux" du CNR nous ont été promis par le petit Chef bien maquillé, alors vivement 2022 l’élection présidentielle !!!

    Iceberg immobile : belle image mais ça va être difficile avec le "réchauffement climatique" - à moins que cela n’ait été un pur mirage puisque l’on ne parle plus du tout de cette histoire ni de Greta Thunberg.

    Oui, "les masques sont tombés", mais on aurait préféré que ce ne soit qu’une expression symbolique.

    Bon courage à toi !!! ;-)

  • re-deviens, comme aux temps de la classe de philo, soigneusement primaire. Pour l’exercice me semble vaguement avoir connu semblable et ne sais pourquoi je suis certaine qu’à cette petite épreuve qui n’a peut-être pas eu lieu j’aurais réagi par des rires camouflant mon désarroi vexé... ce qui aurait bloqué la réflexion
    je me pose des questions, nécessairement, puisque ce sacré cerveau ne peut pas cesser et qu’il ne faut pas l’y contraindre puisqu’il ne s’use que s’il ne sert pas, mais si certaine que le pauvre petit est perdu dans un monde sur lequel il n’a pas de prise je caresse mes idées pour les consoler de leur inefficacité assurée
    reste le plaisir de voir les autres penser (ce qui déclenche immédiatement des pensées réflexives que je tais généralement ou qui fusent juste le temps de les regretter et de m’en navrer)

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