TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -173 ["Qu’en est-il de l’Inde, de l’Irlande ou du Maroc ?"]

lundi 29 janvier 2024, par C Jeanney

.

.

.

.

.

(le repas se poursuit, et après ses années passées à l’université, Bernard raconte "son entrée dans le monde")

 le passage original

’Then says some lady with an impressive gesture, "Come with me." She leads one into a private alcove and admits one to the honour of her intimacy. Surnames change to Christian names ; Christian names to nick-names. What is to be done about India, Ireland or Morocco ? Old gentlemen answer the question standing decorated under chandeliers. One finds oneself surprisingly supplied with information. Outside the undifferentiated forces roar ; inside we are very private, very explicit, have a sense indeed, that it is here, in this little room, that we make whatever day of the week it may be. Friday or Saturday. A shell forms upon the soft soul, nacreous, shiny, upon which sensations tap their beaks in vain. On me it formed earlier than on most. Soon I could carve my pear when other people had done dessert. I could bring my sentence to a close in a hush of complete silence. It is at that season too that perfection has a lure. One can learn Spanish, one thinks, by tying a string to the right toe and waking early. One fills up the little compartments of one’s engagement book with dinner at eight ; luncheon at one-thirty. One has shirts, socks, ties laid out on one’s bed.
’But it is a mistake, this extreme precision, this orderly and military progress ; a convenience, a lie. There is always deep below it, even when we arrive punctually at the appointed time with our white waistcoats and polite formalities, a rushing stream of broken dreams, nursery rhymes, street cries, half-finished sentences and sights—elm trees, willow trees, gardeners sweeping, women writing—that rise and sink even as we hand a lady down to dinner. While one straightens the fork so precisely on the table-cloth, a thousand faces mop and mow. There is nothing one can fish up in a spoon ; nothing one can call an event. Yet it is alive too and deep, this stream. Immersed in it I would stop between one mouthful and the next, and look intently at a vase, perhaps with one red flower, while a reason struck me, a sudden revelation. Or I would say, walking along the Strand, "That’s the phrase I want," as some beautiful, fabulous phantom bird, fish or cloud with fiery edges swam up to enclose once and for all some notion haunting me, after which on I trotted taking stock with renewed delight of ties and things in shop-windows.



j’ai un problème de choix assez définitif
avec She leads one, One finds oneself, One can learn Spanish, c’est-à-dire one, c’est-à-dire l’adresse faite à, est-ce que c’est un "on", un "vous", ou même un "nous"
car le même paragraphe écrit sous la forme du "on" ou du "vous" ou du "nous" ne produit pas exactement le même effet, ne dit pas exactement la même chose du degré d’implication de celui qui parle
(est-ce que Bernard n’est qu’un observateur détaché ? ou est-ce qu’il se trouve dans le même bain que tout le monde, mêlé aux autres ?)
(je pense aussi au "vous" de La Modification, ce que ça implique comme renversement-miroir)

j’ai laissé Bernard dans le passage précédent, passer de son "je" à un "on" sans me poser de questions, car le glissement s’est opéré très doucement, je ne l’ai pas vu venir
ici c’est autre chose, il est installé, je dois choisir (continuer sur la lancée du "on" ou suivre le glissement suivant), ça mérite d’être examiné

et puis je réalise la présence du flot (a rushing stream) dans lequel ce "on", ce "nous", et ce "vous" se retrouvent brassés
et c’est comme si VW répondait à ma tentative de mettre de l’ordre, de choisir le pronom nettement, comme si elle s’adressait à moi en disant But it is a mistake, this extreme precision, this orderly and military progress
je peux être vague, osciller entre "on", "nous", "vous", parce qu’il y a ce tourbillon au fond qui emmène tout à sa suite

très étrangement ce passage fait écho avec ce que je viens de lire dans le semainier d’Anne Savelli
(qui est-on, la part du soi réel, la part de soi exposé, la distance entre eux, ce flottement entre les divers masques ou attitudes, sincérité ou représentation, c’est ce qui se passe ici avec Bernard, ce qu’il montre, obéissant aux règles de la bienséance, de son milieu, et ce qu’il voit, sa porosité, ses aspirations, ce qu’il sait discerner à l’extérieur qui devient interne, puis ressort d’une manière ou d’une autre, par la forme fantasmagorique d’un oiseau dans les nuages qui n’est pas qu’une invention détachée, exonérée de qui la créée mais participe de l’entièreté du mouvement de conscience, en est imprégnée)

et puis je vois quelque chose de très simple dans la fin du paragraphe, de très humain
qui va à contrecourant de la vision de l’écrivain-piédestal, travaillant tout en haut de son phare les yeux sur l’horizon, le front brûlant et seul, admirable de savoir accéder aux hautes sphères de sa pensée
eh non, Bernard marche comme tout le monde, pris dans le même flot que tout le monde, et lui aussi, comme tout le monde, regarde les objets dans les vitrines, et même ça le nourrit (c’est très revigorant cette vision-là)

et aussi je remarque la présence des cravates, qui pourraient sembler accessoires
à la fin du premier paragraphe elles sont couchées sur un lit, donc dans une chambre, à l’intérieur
à la fin du deuxième elles sont dans une vitrine de magasin, dehors, au milieu de la foule
(et ça vient appuyer la tension intérieur/extérieur, l’entre-soi et la multitude, l’habit qu’on porte pour soi et celui qu’on enfile pour se frotter au monde)

j’ai des soucis avec A shell forms upon the soft soul, nacreous, shiny, upon which sensations tap their beaks in vain.
en particulier avec the soft soul
et avec la construction de la phrase
il ne faut pas qu’on perde de vue que c’est la coquille qui est nacreous, shiny et imperméable aux émotions, pas la soft soul

je visualise bien (un cœur, un cerveau moelleux, pâte à modeler, sensible à toutes les marques externes imprimées en lui, et cette coque posée par-dessus lui comme un casque, en protection, cette coquille lisse et belle, imparable)

je me résigne à garder "âme" pour soul, même si je suis tentée de le remplacer par esprit ou cœur
mais si je garde "âme", le concentré de ce qui est dit ne peut passer que dans l’adjectif soft

je fais un choix (qui est en fait un choix par élimination, quand toutes les autres possibilités sont à raturer)
et comme toujours, à la fois curieuse et un peu inquiète de ne pas être sur la même longueur d’ondes que les autres, je vais voir ce qui se passe dans cette phrase avec les traductions finalisées :

A shell forms upon the soft soul, nacreous, shiny, upon which sensations tap their beaks in vain.

"Une coquille se forme sur l’âme molle, nacrée, luisante, où les sensations cognent du bec en vain." (Michel Cusin)
(la suite des mots "molle, nacrée, luisante" les amasse en une seule idée, alors que le "molle" devrait s’opposer à "nacrée, luisante") (à la limite, ce serait plus clair de répéter "coquille" : "Une coquille se forme sur l’âme molle, une coquille nacrée, luisante, où les sensations cognent du bec en vain.")

"Une coquille se forme autour de l’âme molle, luisante, nacrée, où les sensations viennent cogner du bec en vain." (Cécile Wajsbrot)
(j’ai le même souci qu’avec Michel Cusin, et de l’avoir lu deux fois me fait me poser des questions sur "cogner du bec", "cogner c’est rond, c’est un poing, et le bec une pointe) (par contre le fait que la phrase se termine par "en vain" — comme chez Cusin, et comme chez VW — lui donne une belle ligne)

"L’âme moelleuse, luisante et nacrée, s’enveloppe d’une coquille, que les sensations frappent en vain du bec." (Marguerite Yourcenar)
(c’est bien ce que je disais, le danger de "nacré" et "luisant" postés à la mauvaise adresse, je revérifie à la source, c’est bien la coquille qui brille de nacre, pas l’âme) (en revanche "moelleuse" est si juste) (mais la fin sur "bec" au lieu de "vain", je ne sais pas, de toute façon, MY a inversé l’ordre, alors pourquoi pas, en elle-même la phrase se tient, sauf qu’elle ne me va pas)

un autre souci avec le lure de
It is at that season too that perfection has a lure.
en gros, est-ce que je vends la mèche tout de suite ? ce sera dit dans le paragraphe suivant très clairement que ce lure est une illusion, un appât, un leurre, mais je peux aussi temporiser et m’en tenir à exprimer l’attirance seulement (qui est aussi le sens de lure)
je choisis d’y aller doucement, pour que le début du paragraphe suivant "cogne" mieux justement

et puis : la fin du deuxième paragraphe est un nœud
I would
(I would stop ... Or I would say)
je ne sais pas décider
la logique voudrait que ce soit traduit par "je pouvais"
(je pouvais m’arrêter entre deux bouchées, pour aller marcher dans la ville, c’est ce que je faisais à cette époque)
comme des événements passés, que Bernard regarde depuis là où il est, pendant ce repas en face d’un interlocuteur où il expose ce qui a réellement eu lieu, les armes qu’il avait, sa façon de s’emparer du flot du réel
mais aussi le I would, je pourrais
comme une hypothèse, un panorama possible
ou bien comme une notice pour le futur, la prise en compte ici et maintenant, dans ce repas et au présent, que c’est à cette période qu’est née cette façon d’avaler, saisir, malaxer ce qui se passe

ça a l’air un peu mince comme questionnement, mais je crois que ça donne la direction, l’énergie
si Bernard se repense, assis, se repose sur ce qu’il a fait par le passé, comme un vieux monsieur qui fait le point
ou si Bernard découvre, rien qu’en le formulant, que toute sa vie est là, dans le désir que les choses s’entrelacent, que ça ne l’a pas quitté, que c’est encore en lui, un I am what I am
c’est différent
la couleur du passage est différente, le geste

ça n’est pas très explicable mais je penche pour la deuxième option à cause du verbe trotted
ce n’est pas marcher, ou descendre la rue, ce n’est pas déambuler, c’est trotter, c’est vif
(il y aurait une thèse à faire sur la présence du cheval dans Les Vagues, entre la mort de Percival à cheval, et des images comme celle de la charrette couchée dans un fossé)
et je repense à l’image du cheval dont parle Bernard quand il dit "Je refuse d’être cet homme assis, cinquante ans au même endroit, perdu dans son nombril. Je veux m’atteler à une charrette, une charrette à légumes, qui brinquebale sur les pavés."
et c’est à ça que me fait penser ce trotted, Bernard qui avance, en petit cheval énergique, portant son passé, les visages, les images, toujours vaillant

mais je sens bien que je tâtonne aussi, et que tout est plus que jamais work in progress
quand le chapitre sera entièrement traduit j’aurais une vue plus large sur ce passage et ce moment précis, pour savoir s’il contient des regrets, la nostalgie de ce qui a été, ou le mode d’emploi de Bernard-écrivain


 ma proposition

Puis une dame d’un geste imposant dit "Venez avec moi". Elle vous conduit dans une alcôve privée et vous fait l’honneur de son intimité. Les noms de famille sont remplacés par les prénoms ; et les prénoms par les surnoms. Qu’en est-il de l’Inde, de l’Irlande ou du Maroc ? De vieux messieurs debout et décorés répondent à la question sous les lustres. On se retrouve étonnamment pourvu d’informations. À l’extérieur rugissent des forces confuses ; à l’intérieur nous sommes réellement entre nous, et très catégoriques, avec le sentiment que c’est ici, dans cette petite pièce, que nous donnons sa forme à n’importe quel jour de la semaine. Vendredi ou samedi. Autour de l’âme tendre se forme une coquille, nacrée, brillante, contre laquelle les sensations viennent taper du bec en vain. Pour moi, elle s’est formée plus tôt que chez les autres. Très vite j’ai su peler ma poire quand ils avaient déjà terminé leur dessert. Je pouvais dérouler ma phrase jusqu’à son terme dans un silence complet. C’est aussi la période où la perfection nous attire. On serait capable d’apprendre l’espagnol, pense-t-on, il suffirait de s’attacher une ficelle à l’orteil droit et que quelqu’un vienne la tirer pour nous réveiller tôt. On remplit les lignes de son agenda avec : dîner à huit heures ; déjeuner à une heure trente. On a des chemises, des chaussettes, des cravates disposées sur son lit.
Mais c’est une erreur, cette précision poussée au plus haut point, cette progression disciplinée et militaire ; c’est un accommodement, un mensonge. Il y a toujours dessous et par le fond, même lorsque nous arrivons ponctuellement à l’heure dite avec nos gilets blancs et nos formalités polies, un ruisseau déferlant fait de rêves brisés et de bouts rimés de comptines, et de cris dans les rues, de phrases à moitié achevées et de visions – des ormes, des saules, des jardiniers chargés de balayer et des femmes assises à écrire –, qui se soulève et plonge, même au moment d’offrir son bras à une lady pour la conduire à table. Pendant qu’on redresse avec soin la fourchette sur la nappe, mille visages passent la serpillière et tondent. Rien qu’on saurait saisir dans sa cuillère ; rien qu’on puisse qualifier d’évènement. Pourtant il est vivant aussi, il est profond, ce flot. Et, immergé en lui, je pourrais entre deux bouchées garder le regard fixé sur un vase, sa fleur unique et rouge peut-être, parce que j’aurais vécu le choc soudain d’un raisonnement, une révélation. Ou bien, marchant le long du Strand, je pourrais dire « C’est la phrase que je veux » lorsqu’une sorte d’oiseau merveilleux, fabuleux, fantasmatique, poisson ou nuage à crête de feu, remonterait à la surface et viendrait enlacer une fois pour toutes les quelques idées qui me hantent, ce après quoi je m’en irais, trottant d’un plaisir neuf, détailler les cravates et les choses en vitrine.

.


( work in progress )

.

.

.

.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.