TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

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lundi 25 novembre 2024, par c jeanney

En écrivant NT j’interroge la langue, à travers ce que je récolte, recherche, choisis, dans ma langue. Dans d’autres langues se forment d’autres questions jamais posées dans la mienne. Le travail de ma langue vit en cercle fermé, s’acclimate de violences induites si je ne tente pas de viser plus large, l’historique de l’utilisation, de la domination. J’ai commencé à lire Ngugi-wa Thiong’O qui écrit en 1986 :
(la citation est longue, mais la garder dans sa longueur lui donne de la clarté)

« Tout a commencé il y a cent ans, en 1885, à Berlin, le jour où les puissances capitalistes d’Europe se sont assises à une table et ont découpé un continent en colonies sans se soucier des peuples qui y vivaient, de leurs cultures et de leurs langues. Il semble que ce soit le destin des peuples africains de voir leur avenir tranché aux tables de conférences de métropoles occidentales : leur déchéance de pays souverains en colonies s’est décidée à Berlin ; leur conversion plus récente en néocolonies aux frontières inchangées s’est négociée autour des mêmes tables, à Londres, Paris, Bruxelles et Lisbonne. Le découpage hérité de Berlin, avec lequel l’Afrique vit encore, était évidemment – quoi qu’en aient dit les diplomates armés de bibles – économique et politique. Mais il était également culturel : à la conférence de Berlin, l’Afrique fut aussi partagée entre langues européennes. Les pays africains se virent définis et se définissent encore aujourd’hui sur la base de ce critère : pays anglophones, pays francophones et pays lusophones. »

[...]

« En 1962, je fus invité au fameux colloque des écrivains africains organisé par l’université de Makerere à Kampala, en Ouganda. La liste des participants comprenait de nombreux noms que les étudiants de tous pays citent aujourd’hui dans leurs dissertations. Quel était l’intitulé de ce colloque ? « Conférence des écrivains africains de langue anglaise. » J’étudiais alors l’anglais à l’université de Makerere, antenne outre-mer de l’université de Londres. L’année précédente, en 1961, j’avais terminé La Rivière de vie, ma toute première tentative romanesque. Je suivais sagement le chemin ouvert par les récits de Peter Abrahams ou par le roman Le Monde s’effondre de Chinua Achebe, paru en 1959. Il y avait aussi les auteurs des colonies françaises, la génération de Léopold Sédar Senghor et David Diop, mise en avant par l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache publiée à Paris en 1947-1948. Tous écrivaient en langue européenne, comme d’ailleurs l’ensemble des participants au colloque de 1962.
L’intitulé – « Conférence des écrivains africains de langue anglaise » – excluait d’emblée les auteurs de langue africaine. Avec le recul, en examinant tout cela au prisme des questions que je me pose aujourd’hui, en 1986, je mesure l’aberration que cela représentait. Moi, simple étudiant, je me retrouvais invité sur la foi de deux nouvelles parues dans des revues étudiantes. Cependant que ni Shaaban Robert, alors le plus grand poète d’Afrique de l’Est en vie, auteur de plusieurs livres de prose et de poésie en kiswahili, ni Chief Fagunwa, grand écrivain nigérian, auteur de plusieurs titres en yoruba, n’étaient conviés.
Les débats sur le roman, la nouvelle, la poésie et le théâtre partaient d’extraits d’œuvres en anglais, excluant d’emblée les grandes œuvres en swahili, zoulou, yoruba, arabe, amharique ou en quelque langue africaine que ce soit. Cela n’empêcha pas la conférence des écrivains africains de langue anglaise, sitôt achevés les préliminaires d’usage, de commencer à discuter la première question à l’ordre du jour : « Qu’est-ce que la littérature africaine ? » Le débat qui s’ensuivit fut animé. Fallait-il appeler littérature africaine la littérature qui parlait de l’Afrique et de la vie en Afrique ? La littérature qu’écrivaient les Africains ? Que fallait-il faire d’un non-Africain qui écrivait sur l’Afrique ? Écrivait-il de la littérature africaine ? Qu’advenait-il si un écrivain africain décidait de situer son intrigue au Groenland ? Était-ce de la littérature africaine ? Ou était-ce la langue qui devait servir de critère ? Qu’en était-il alors de l’arabe, parlé par certains Africains ? Que faire du français et de l’anglais, devenus à leur façon des langues d’Afrique ? Que se passait-il si un Européen décidait d’écrire sur l’Europe en langue africaine ? Qu’advenait-il si… et si… et si… et si… ? Sans que personne aborde à aucun moment cette question : la domination de nos langues et de nos cultures par celles d’Europe.
Aucun Fagunwa, aucun Shaaban Robert, aucun écrivain de langue africaine n’était là pour faire redescendre l’assemblée sur terre. Et à aucun moment la question ne fut posée : ce que nous écrivions était-il de la littérature africaine ? La nature du public touché par les œuvres, le rôle décisif de la langue dans la détermination d’un lectorat d’une certaine classe et d’une certaine nationalité, rien de tout cela ne fut abordé. Le débat porta sur le thème des œuvres, le pays d’origine des auteurs et l’endroit où ils vivaient. L’anglais, au même titre que le français et le portugais, était implicitement accepté comme langue naturelle de la littérature, y compris africaine. Les cercles dirigeants voyaient en lui un rempart contre les risques de division inhérents au multi-linguisme. Dans la sphère littéraire, beaucoup se réjouissaient que les langues européennes soient venues sauver les langues africaines d’elles-mêmes. Dans son avant-propos aux Contes d’Amadou Koumba, Sédar Senghor félicite Birago Diop d’avoir, pour ressusciter le style et l’esprit des vieux contes et fables africains, choisi le français, « cette langue de gentillesse et d’honnêteté ».
L’anglais, le français et le portugais étaient venus à notre secours et nous acceptions ce don du ciel avec gratitude. Dans un discours intitulé « L’écrivain africain et la langue anglaise », Chinua Achebe se demande s’il est normal qu’un homme abandonne sa langue maternelle pour celle d’un autre : « Cela paraît une trahison affreuse, coupable, répréhensible. Pourtant je n’ai pas eu le choix. On m’a donné cette langue et j’ai l’intention de m’en servir. » Curieux paradoxe : les protestations d’horreur et les remords ne l’empêchent pas d’embrasser sans hésitation l’anglais. C’est ce qu’il nomme la « logique toute-puissante de la position inattaquable de l’anglais dans notre littérature ».
Cette logique, tous les participants du colloque l’avaient plus ou moins acceptée. Le seul défi qui nous importait était de parvenir à charger les langues européennes du poids de notre expérience personnelle d’Africains, en y annexant par exemple des proverbes africains et d’autres spécificités des traditions et du discours africains. Dans cette nouvelle tâche, Chinua Achebe, Amos Tutuola et Gabriel Okara faisaient à nos yeux figure de modèles. La longue marche à laquelle nous étions préparés pour mener à bien notre mission d’enrichir les langues étrangères en y injectant, entre les vieilles articulations rouillées, un « sang noir » senghorien, est mieux décrite que nulle part dans ces lignes de Gabriel Okara :

En tant qu’écrivain attaché à l’utilisation aussi systématique que possible des idées africaines, de la philosophie africaine, des traditions et des images africaines, je suis convaincu que le seul moyen de les employer efficacement est de les traduire presque littéralement de la langue d’origine de l’écrivain dans la langue européenne dont je me sers comme moyen d’expression. Je me suis constamment efforcé dans mes écrits de rester aussi près que possible des expressions vernaculaires. Chaque mot, chaque suite de mots, chaque phrase et même chaque nom suffisent, dans les langues africaines, à révéler les normes sociales, les coutumes et les valeurs de tout un peuple. Pour réussir à tirer parti des images du discours africain et de leur vivacité, j’ai dû commencer par me défaire de l’habitude de penser en anglais. Cela a été difficile au début, mais j’ai travaillé. J’ai étudié chaque expression que j’utilisais en ijaw, examiné le contexte dans lequel je l’utilisais pour tenter d’en découvrir l’équivalent le plus proche en anglais. Ce fut un exercice fascinant.

Comment expliquer qu’un écrivain africain, ou quelque écrivain que ce soit, devienne à ce point obsédé par l’idée d’emprunter à sa langue maternelle des expressions pour en enrichir d’autres langues ? Comment expliquer qu’il se sente investi d’une pareille mission ?
D’autres questions auraient pu s’imposer à nous : comment enrichir notre propre langue ? Comment emprunter au riche héritage humaniste d’autres peuples, habitant d’autres pays, à d’autres époques, de quoi enrichir notre propre patrimoine ? Pourquoi ne pas traduire Balzac, Tolstoï, Brecht, Lu Xun, Neruda, Kim Chi Ha, Marx, Lénine, Einstein, Galilée, Eschyle, Aristote et Platon en langue africaine ? Pourquoi ne pas bâtir des monuments littéraires dans nos propres langues ? Par quelle impossibilité, en un mot, un Gabriel Okara ne pourrait-il pas se tuer à la tâche pour bâtir son œuvre en ijaw, langue dont il est le premier à accorder qu’elle recèle des abîmes de philosophie et un fonds inépuisable d’idées et d’expériences ? Quelle est notre responsabilité dans la lutte des peuples africains ?
Non, ces questions ne furent pas posées. Le problème qui semblait nous inquiéter davantage était le suivant : au terme de toute cette gymnastique littéraire consistant à emprunter à nos langues pour accroître la vigueur et l’énergie de l’anglais et du français, le résultat serait-il malgré tout reçu comme du bon anglais et du bon français ? Les propriétaires de ces langues trouveraient-ils à redire à cet usage ? Et sur ce point nous étions beaucoup plus sûrs de nos droits ! « Je crois que l’anglais sera capable de porter le poids de mon expérience d’Africain, écrivait Chinua Achebe. Seulement il faudra que ce soit un nouvel anglais, continuant de communier pleinement avec sa demeure ancestrale, mais suffisamment acclimaté pour pouvoir refléter les réalités africaines. »
La position de Gabriel Okara sur ce point résumait bien celle de notre génération : « Certains regardent peut-être cette façon d’écrire l’anglais comme une profanation, mais il n’en est rien. Les langues vivantes grandissent, comme les êtres vivants, et l’anglais est loin d’être une langue morte. Il y a l’anglais américain, l’anglais antillais, l’anglais australien, l’anglais canadien, l’anglais néo-zélandais. Tous ajoutent vie et vigueur à la langue en l’enrichissant de leurs cultures respectives. Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir un anglais nigérian, ou un anglais d’Afrique de l’Ouest grâce auquel exprimer à notre façon nos idées, notre pensée et notre philosophie ? »
Comment en sommes-nous venus à accepter cette « logique toute-puissante de la position inattaquable de l’anglais » dans notre littérature, notre culture et notre vie politique ? Quelle route nous a conduits du Berlin de 1885, en passant par Makerere en 1962, jusqu’à la situation actuelle où perdure cette logique apparue il y a un siècle ? Comment a-t-il été possible que nous, écrivains africains, fassions preuve de tant de faiblesse dans la défense de nos propres langues et de tant d’avidité dans la revendication de langues étrangères, à commencer par celles de nos colonisateurs ?
Le découpage de 1885 fut imposé par l’épée et le fusil. Mais le cauchemar de l’épée et du fusil fut suivi de la craie et du tableau noir. À la violence physique du champ de bataille succéda la violence psychologique de la salle de classe. Alors que la brutalité du premier sautait aux yeux, celle de la deuxième se para de bonnes intentions, comme le montre le roman L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane où l’impérialisme colonial se distingue par le pouvoir de dispenser alternativement, avec une égale efficacité, la blessure et les soins : « On commença, dans le continent noir, à comprendre que leur puissance véritable résidait, non point dans les canons du premier matin, mais dans ce qui suivait ces canons. L’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant à la fois. Du canon, elle tient son efficacité d’arme combattante. Mieux que le canon, elle pérennise la conquête. Le canon contraint les corps, l’école fascine les âmes. »
Le principal moyen par lequel ce pouvoir nous fascina fut la langue. Il nous soumit physiquement par le fusil ; mais ce fut par la langue qu’il subjugua nos esprits. »

Extrait de Décoloniser l’esprit, Ngugi-wa Thiong’O

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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