block note - couper
vendredi 7 mars 2025, par

Je lis un texte sur l’ia qui part du présupposé que l’ia est un outil, et qu’un outil est neutre. Comme le canif, capable de trancher une gorge, de tartiner du pain, de sculpter une flûte, et ce serait à nous de nous occuper les mains avec lui en toute conscience. Peut-être que le canif est aussi neutre que le stylo, qui peut écrire des insultes racistes ou des vers de Baudelaire. Ou que le registre, qui tient la liste de ventes de pianos ou d’arrestations politiques. Le problème ne serait pas l’outil lui-même mais ce qu’on en fait. Pour moi c’est une pensée légo, une pensée en briques à assembler, chaque brique stable et solide. Un canif équivaut à tous les canifs, un canif représente, agit, pour tous les canifs, et toutes les possibilités sont en lui, le meurtre, le beurre, le bois sculpté. Personnellement je ne le crois pas. Peut-être que l’acte de couper est neutre, mais pas l’outil. Le couteau que lepen oublie dans une maison où il vient de torturer, avec son nom dessus et l’esthétique des jeunesses hitlériennes n’est pas le couteau de Pagnol du Temps des secrets ni celui d’une marionnette de brigand dans un castelet. Si l’acte de couper est neutre, ouvert à tous les possibles, le façonnage, la fabrique de ce qui permet de couper ne l’est pas, mais porte une intention, un "en vue de". Ce "en vue de" module le "comment c’est fait", de quelle manière. Comme d’habitude je réinvente l’eau tiède, il y a sûrement des tonnes de penseurs penseuses qui argumentent cela, qui philosophent dessus, et je suis trop ignorante pour savoir qui. En fait ce qui me gêne avec ce que j’appelle la pensée légo, c’est l’équivalence. Un canif équivaut à un outil, à ranger dans la catégorie outils où tous les outils sont regroupés, la feuille, la bêche, la machine à vapeur, l’ia, et tous sont innocents. Tous nous sont donnés, offerts même, par le cours du temps, la civilisation, les progrès, les circonstances, le premier silex / papyrus / rouage / codage. À nous d’avoir un peu de jugeote pour en user correctement, avec sagacité. C’est un monde de patates mathématiques où tracer un grand cercle pour entourer les fruits et légumes, un grand cercle pour les outils, un grand cercle pour les humains, et les catégories seront bien gardées. Mais les catégories ne sont pas neutres, elles sont fabriquées [1]. Et si elles sont fabriquées "en vue de", elles sortent de la neutralité, elles inventent la catégorie hérétique, bohémien ou art dégénéré, ce qui donne la tenue d’horribles registres non neutres. Le problème avec l’ia, c’est ce "en vue de". Elle a été fabriquée et elle est en train d’être améliorée constamment : pourquoi ? en vue de quoi [2] ? Ça n’est pas clair. Faciliter, accélérer, soulager, aider, modéliser, exploiter, prospecter, il y a sans doute des dizaines de réponses possibles. Personnellement, quand je ne vois pas très clairement le pourquoi des choses, ce qui m’est habituel, je me tourne vers le comment, c’est mon travers. Comment c’est fait, dans quelles conditions. Est-ce que ces conditions sont bonnes pour le dire vite, ou au moins acceptables, comme celles qui aidèrent à trouer un roseau de la pointe du canif pour en faire une flûte, ce qui, vu d’ici et de maintenant, semble plutôt un coin tranquille. Et c’est ce qui m’a heurtée dans ce texte sur l’ia (qui partait du présupposé que l’ia est un outil, et qu’un outil est neutre). C’était pensé sans personne. Pas de travailleurs et de travailleuses du clic, leurs traumatismes. Pas de personnes abusées par les pleurs de bébés émises par un drone, et blessées ou tuées en voulant porter secours. Pas d’éjectées, de refoulées, d’ignorées, silenciées, hors de la carte, sans accès. Pas d’humains privés d’eau si elle est réquisitionnée par l’ia trop gourmande. Juste l’émerveillement devant les images générées et la focale placée sur le problème du vrai ou faux. Ces images générées par ia sont-elles vraies ou fausses ? (qu’est-ce que la vérité, diable elle n’existe pas, depuis la première ombre sur la caverne nos images sont fausses, cessez de pleurnicher). Ces pensées sans humains m’attristent. Ce texte sans humains m’a attristée. Parce qu’il s’adressait à des humains sans les voir, sans même savoir leur existence, des concepts d’humains regroupés dans la grande patate de la catégorie humains, humains équivalents, silhouettes identiques, ni fêlées, ni lestées de boulets aux pieds ou empêchées. C’est ce qui m’a heurtée aussi, ce Nous désinfecté. Je travaille en ce moment à un texte, NT, qui n’utilise que le pronom Nous. Mais chaque phrase veut rendre sa diversité au Nous. C’est un Nous en tant que famille complexe, foisonnante, comme un tableau saturé de personnages, un where is waldo démultiplié, qui veut tenir compte du Nous hors d’atteinte, celui qui ne peut pas s’émerveiller devant l’ia parce qu’il n’en a pas les moyens, qu’il n’a pas le loisir de "succomber au charme d’une image spectrale et dystopique", parce qu’il est soit hors cadre soit sans défense [3].

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
[2] Un outil n’est pas neutre.
Si vous pensez qu’il est neutre, c’est sans doute que vous n’avez jamais conçu d’outil.
Si vous avez conçu un outil neutre, c’est que vous ne vous êtes pas rendu compte que vous faisiez des tonnes de choix pour le concevoir, et ça veut peut-être dire que vous correspondez à la norme dominante (et au moins que vous l’entretenez) @maiwann@framapiaf.org
[3] j’ai lu ceci sinon, huit mythes à déconstruire, qui me parle davantage, surtout dans le rapport aux mots, avec cette intelligence artificielle qui n’est ni intelligente ni artificielle
Messages
1. block note - couper, 8 mars, 09:52, par PdB
il y a toujours un peu les mêmes histoires de fin qui justifie les moyens et tout le bastringue qui se trimbale dedans - avec l’ia il s’agit d’une autre possibilité de consommer encore - comme les téléphones portables qui venaient après les personal computer le minitel et les lunettes le tout est connecté (tous ces mots et ces produits, ces choses qui tentent de nous envahir - toutes ces influences tsais) et ces affaires qui NOUS mènent droit dans le mur (comme on dit) - nous reste notre art - bonne continuation
2. block note - couper, 8 mars, 09:56, par PdB
j’ai le sentiment qu’il ne faut pas s’en préoccuper - et continuer à faire ce qu’on a à faire (par exemple, aller au cinéma) (écrire de belles choses - concevoir des projets - aimer ses enfants et ses ami.es)
3. block note - couper, 8 mars, 20:02, par brigitte celerier
oui Christine, mais il faudra ne pas se laisser perdre entre ce qu’on lit sur les "grands médias" et ce qu’on obtient avec les ciseaux mal maniés. (sont ma foi très beaux les tiens