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mercredi 4 décembre 2024, par
Je suis un train qui n’arrive jamais à l’heure. Je découvre coup sur coup hier le livre de Nina Léger, la théorie de la fiction-panier d’Ursula K Le Guin [1] et le nom de la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, conceptrice de l’urinoir dadaïste récupéré et/ou confisqué par Marcel Duchamp. Je découvre aussi l’écholocation chez l’humain [2] et j’apprends que ce matin, comme tous les matins depuis six mois, un homme est en train d’enfiler son bleu de travail et de partir à l’usine en suivant ses horaires habituels pour cacher à sa famille qu’il est en grève parce que son usine ferme. Je vois aussi à quel point Chantal Akerman est hilarante, effrayante, vivante, dans Saute ma ville, je ris de bon cœur quand je la vois laver le sol et cirer ses chaussures, mais quelque part je tremble. Tout ça questionne la réception. La réception faite à l’œuvre de Duchamp qui prend la place de la baronne, et que je réceptionne sans rien savoir. Ma réception de ce que dit quelqu’un, quelqu’une, passe d’abord par un tamis terrible, imaginons une passoire, et nous dessous, à recevoir ce qui passe par les trous. Il y a de gros graviers qui gênent, ils sont en forme de héros (Le Guin). Je tente ce matin un schéma de ce qui m’occupe : j’ai l’idée préalable d’une étoile de mer, à cause des bras que je crois lancer. Mais c’est un schéma malhabile. D’abord à cause de moi, de mes limitations, de mes manques, de mes points aveugles, et je ne sais pas quels bras ont été coupés à la base, comme l’urinoir et la baronne, ni lesquels peuvent repousser, fiction-panier. Finalement mon schéma ressemble à un bonhomme disjoint, avec des mots qui lui passent au travers. C’est peut-être juste. Le problème, c’est la certitude. Je ne veux pas que NT assène, comme s’il ne savait pas que nous ne sommes que fluides en déplacement dans un monde incomplet, incroyable, factice et implacablement réel.
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[1] « [...] C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à écrire des romans de science-fiction, je suis arrivé en traînant ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas. J’ai dit qu’il était difficile de faire un récit captivant en racontant comment nous avons arraché les graines d’avoine sauvage de leurs enveloppes, je n’ai pas dit que c’était impossible. Qui a jamais dit qu’il était facile d’écrire un roman ? [...] »
Ursula K Le Guin, La Théorie de la Fiction-panier (traduit de l’anglais (US) par Aurélien Gabriel Cohen)
[2] « Ayant dépassé la cinquantaine, Kish claque toujours sa langue et utilise les échos pour percevoir le monde. […] quand nous sortons nous promener, les claquements entrent en jeu. Kish marche vite et avec assurance, utilisant une longue canne pour percevoir les obstacles au sol et l’écholocalisation pour détecter tout le reste. Comme nous nous dirigeons vers une rue résidentielle, il décrit correctement les lieux devant lesquels nous passons : là se trouve une maison, là une véranda ou un buisson ou encore là des véhicules stationnés au bord de la route. Une grande branche d’un arbre non taillé dépasse sur le trottoir. Mon premier mouvement est de prévenir Kish, mais ce n’est pas nécessaire. Il se baisse sous la branche avec souplesse. […] Lorsque Kish émet un claquement de sa langue, il reçoit une série d’"éclairs" en retour, comme des allumettes illuminant brièvement, les unes après les autres, l’espace sombre autour de lui. "Je vis sur une planète avec sept milliards et demi de personne capables de voir. On a tous tendance à se conformer au langage de la majorité pour exprimer son expérience", se justifie-t-il. Comme il n’a pas l’expérience de la vision et comme je ne peux pas apprécier pleinement l’expérience qu’il a de son sonar, il existe toujours une barrière entre nous que les mots ne peuvent pas franchir totalement. Nous devinons tous deux l’Umwelt de l’autre et nous essayons d’utiliser un vocabulaire commun pour décrire des expériences différentes. […] Pendant notre promenade, Kish me dit au sujet d’un arbre qu’il résonne comme un poteau vertical dense coiffé par une masse plus grande et plus floue. Une barrière en bois renverra un son plus doux qu’une barrière en fer forgé. Et les deux paraîtront plus denses qu’une barrière constituée de simples chaînes. Dans sa rue, le son net renvoyé par une porte en bois massif, intercalé entre les sons plus doux des haies environnantes, lui indique qu’il est revenu devant sa maison. Parfois des textures combinées de façon inhabituelles le déstabilisent : nous passons devant une voiture garée dans une allée dont le revêtement n’est pas terminé, avec de l’asphalte sous les pneus et de la terre sous le châssis. Kish s’arrête alors et me demande si un véhicule est garé sur la pelouse. […] Grâce à l‘écholocalisation, Kish peut percevoir des objets derrière lui, derrière des coins ou à travers un mur, performance impossible pour des personnes capables de voir avec des yeux. »
Ed Yong, Un monde immense, (traduction de Corinne Smith)