TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block-note - fuseaux

mercredi 16 avril 2025, par c jeanney

J’ai l’idée saugrenue de relancer NT avec un autre texte écrit en parallèle. Peut-être même que cet autre texte, écrit autrement que NT, pourrait s’accrocher à lui, s’accoler à lui, le suivre, ou l’interrompre, se tresser avec lui, ou bien s’en défaire totalement et le suivre ou le précéder comme un objet distinct, un miroir déformé, une juxtaposition de contraires ou de dissemblances. Après tout, qu’est-ce qui empêche quoi. "Qu’est-ce qui empêche quoi" devrait être écrit sur le fronton de ma tête. Rien, en fait. La seule chose qui peut vraiment me limiter, à part l’intérieur de mon crâne (le vieux prof dedans, et mon engourdissement, la tension âcre devant les nouvelles du matin, les sinistres nouvelles du matin), c’est le manque de temps. Je fais la liste de ce que je "dois" faire. C’est idiot. Parce que, dans ce que je dois faire et qui me prend du temps, je devrais ajouter, penser lire écouter, voir. J’ai vraiment des germes de productivisme ancrés profondément. Près de la suzanne aux yeux noirs, j’ai vu sortir une tige et une feuille rouge fripée vrillée, comme une main qui allait s’ouvrir. J’ai compris que c’était une pousse du murier nain sans épines qui est planté à quelques mètres de là, car de son pied sortent deux petites mains rouges aussi, les mêmes. La pousse, arrivée près de la suzanne, s’est sûrement déplacée d’un bond, hop, grâce à un estomac d’oiseau, ce sont eux qui ont mangé les mûres l’année dernière. Comme ma cour n’est pas extensible, j’ai pensé rapatrier cette pousse près de son arbuste natif. J’ai enfoncé les doigts de chaque côté pour aller chercher sa racine et la soulever. Mais je n’ai pas pu aller assez profond. En soulevant la petite motte j’ai entendu un clac et senti que je cassais la racine. J’ai déplacé la main rouge, peut-être qu’elle est solide, qu’elle va reprendre quand même. Peut-être que la racine coupée va reprendre elle aussi, depuis son début sous terre, et qu’elle repoussera près de la suzanne aux yeux noirs, là où un oiseau l’avait décidé. Si c’est le cas, je penserai, en la regardant et en me parlant à moi-même, c’était très profondément ancré, comme le productivisme dans ta tête ma vieille, et comme ta volonté de dominer ma vieille. Ensuite, l’après-midi, j’ai vu comment se fabrique la dentelle grâce à B. B est extraordinaire. Elle explique doucement, simplement. Ce qui est beau aussi, c’est l’histoire derrière. Les visages de femmes. Et la complication de la répétition des croisements, tourner, reprendre, tourner, croiser autour d’une épingle, qui devient machinale avec le temps et la pratique, si bien que B peut discuter en même temps. Et ce qui est fabriqué, croisements, autour, épingles, devient si long, si grand, si vaporeux, si blanc, si noir, si luxueux, voile de duchesses, parures de berceaux de rois. Cette structure sociale et commerciale qui fabrique des offrandes. Qui s’use les yeux à servir. B me dit que les aiguilles utilisées pour certaines dentelles sont si fines qu’on ne sait plus actuellement les fabriquer. Et donc, certaines dentelles ne peuvent pas être reproduites, sauf en retrouvant dans un musée un carton provenant d’une mercerie du XIXe siècle. Il parlerait de ça, le texte que je voudrais écrire en parallèle de NT, des dénivelés, du haut, du bas, et de ce que font des mains pour d’autres, et ce que d’autres mains ne feront pas, naturellement, machinalement. Je mettrai aussi dans ce texte une scène de la Dolce Vita : dans le parc du château la nuit, Marcello demande "mais qu’est-ce que c’est, ces lumières ?" et une femme lui répond quelque chose comme "ce sont des tracteurs, les paysans doivent travailler jour et nuit en ce moment". C’est comme une incursion, un flash, il y a deux réalités, l’une qui pousse d’un côté, l’autre là.

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)

Messages

  • "dans ce que je dois faire et qui me prend du temps, je devrais ajouter, penser lire écouter, voir. "
    ce que je ne devrais pas perdre de vue (à vrai dire de tzmps en temos je m’en persuade)

    • et ça me rappelle ce que dit Albert Moukheiber qui est neuroscientifique : il dit que toutes les techniques qui sont censées "booster" les possibilités de notre cerveau, cette idée qu’on en utiliserait que 20% ou je ne sais quel chiffre, sont fausses, et que pour ce qu’on en sait actuellement on utilise son cerveau en totalité, tout le temps, à chaque instant, il n’y a pas une seconde où il est inactif, même en veille, en sommeil, donc vivre, penser, voir, écouter c’est du boulot pour lui :-))) (merci Brigitte))

  • ces histoires de fuseaux m’ont permis (merci) de faire un point (assez vague - boost 10.2) sur les projets chantiers textes suspendus à rien mais qui attendent qu’on en finisse avec eux - ils attendent ou n’attendent pas ou rien - comme attend le glossaire du livre de Fariba (mais ça sert à quoi ? apprendre le persan ?) (après pour l’oiseau, je ne suis pas certain qu’il l’ait "décidé") - après encore j’ai revu, au premier étage du petit musée de la dentelle de Burano (dans la lagune de Venise, au bout de la ligne de vaporetto, et si tu prends le pont de bois qui conduit à l’autre île, la plus petite, Mazzorbo (elle est en face de sa jumelle, plus petite encore je crois bien, Mazzorbetto), tu longes le quai tu arrives à un restaurant qui s’appelait Ai cacciatori ("aux chasseurs") (mais à présent je crois que ça s’est très embourgeoisé) (c’était il y a quarante ans) et après le repas reprendre le bateau en début d’après-midi) j’ai revu disais-je ces quelques femmes toutes vêtues de noir qui travaillent là et montraient aux touristes leur ouvrage...

    • en faisant des recherches je lis : "Une histoire parle d’un jeune homme amoureux qui pêchait au large de l’île de Burano, dans la lagune de Venise, quand son bateau fut entouré d’un groupe de sirènes qui commencèrent à chanter une mélodie si poignante que le jeune pêcheur fut envoûté et sur le point de se jeter à la mer pour les suivre, seul son amour réussit à l’en empêcher.
      Quand les sirènes eurent réalisé que l’amour du pêcheur était plus fort que leur magie, elles sortirent de l’eau et lui donnèrent un signe de leur profond respect : une délicate broderie de mousse. Le pêcheur prit le cadeau et l’ apporta à sa bien-aimée qui s’enthousiasma pour cet objet et en fit une copie en dentelle, donnant naissance à la tradition de la dentelle de Burano."
      (c’est bucolicoaquatique non ? :-))
      mais ça me donne envie d’en savoir plus sur le Le Punta in aria (donc le point dans l’air ? c’est beau ça) propre aux dentelles de Burano. Surtout que la dentelle à l’aiguille, ce point dans l’air, n’est pas reproductible à la machine, il n’y a que des doigts humains qui peuvent le faire (ça me plaît). (merci Piero !)

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