block note - fuyant
mardi 6 mai 2025, par

Hier j’ai oublié, ou plutôt j’ai flotté, dans le sens où je n’ai plus su par moments si j’avais vécu quelque chose ou rêvé quelque chose. Ça n’a pas été délimité, pas de choc, pas de bascule. C’est après coup que j’ai constaté le flottement. Je crois que j’ai fait certains gestes et que je les ai refaits en pensant ne les avoir jamais faits précédemment. Ou que j’ai pensé certaines choses et que je les ai repensées plus tard, les mêmes, sans les reconnaître, comme si c’était la première fois. Je sais que ma perception est imparfaite, et c’est normal. Hier, elle n’a pas été seulement imparfaite comme d’habitude depuis que je suis née, elle a été fragile comme un ballon d’hélium qui bouge au bout de sa ficelle, et il y a des coups de vent, et la ficelle montre des traces d’usure. Flottement ressemble à frottement, à une lettre près. Ou bien, c’est comme l’usure d’un papier devenu trop fin, on peut voir à travers par transparence. Ce qui se voit sous le papier est flou, trouble, troublé sans ses contours. Si ma perception n’a plus de contours elle sera troublée et flottante. Quand je ne m’en rendrai plus compte, c’est que la ficelle du ballon aura cassé. C’est nouveau, cette glissade. À côté, tout ce qui a été matériellement raté ou réussi dans ma journée d’hier me semble solide, non perturbant. Même d’avoir collé à l’envers une couverture pour la fabrication d’un livret Kg. C’était une erreur d’inattention, ce qui est un paramètre aussi solide qu’un autre, contrariant mais pas perturbant comme l’est le flottement d’avoir été sans être, ou d’avoir cru être tout en devenant une sorte de substance légère un peu décalée de son corps, comme un écho du corps, plus lourde qu’un reflet mais aussi lisse qu’une réverbération, qu’une répétition. Ce pourrait être un bon exercice d’envisager les choses selon leur poids. Pas seulement les choses tactiles, les autres aussi. Selon leur poids, ou selon le vide qu’elles laissent. Comme l’oubli, je ne sais pas si l’oubli pèse une tonne quand on le regarde bien en face, ou si c’est une crevasse ronde qu’on creuse en tournant depuis l’intérieur. Mais je n’ai rien oublié hier, rien oublié d’hier. C’est juste le flottement qui m’est passé au-dessus de la tête, un peu comme les ombres des nuages sur un paysage. VW en parle dans un ’interlude’ des Vagues : "Le soleil avait sombré un peu plus dans le ciel. Les îlots de nuages, maintenant plus denses, s’étiraient devant lui, rendant d’un coup les rochers noirs, et le chardon des dunes virait dans un frisson du bleu à l’argenté, et sur la mer les ombres étaient soufflées comme des étoffes grises." [1]

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
[1] "The sun had now sunk lower in the sky. The islands of cloud had gained in density and drew themselves across the sun so that the rocks went suddenly black, and the trembling sea-holly lost its blue and turned silver, and shadows were blown like grey cloths over the sea."
Messages
1. block note - fuyant, 6 mai, 23:22, par brigitte celerier
et dit par elle c’est superbe
1. block note - fuyant, 7 mai, 16:32, par c jeanney
(elle est forte, hein ! :))) (ça m’a donné envie aussi de retourner aux Vagues bientôt) Merci Brigitte !
2. block note - fuyant, 7 mai, 13:35, par PdB
je suis pas certain de comprendre mais j’ai l’impression que ce flottement flou (fuyant) enfin ça me fait penser à ces moments où on est là avec une question sur le nom de quelqu’un.e qu’on voit parfaitement (on voit très bien son visage ses rôles - l’acteur.e sa façon d’être de se mouvoir - hier c’était Dirk Bogarde et Sylvana Mangano dans Mort à Venise (pas mon préféré non - mais ces acteur.es-là oui) je n’y arrivais pas ça s’en allait) et pas moyen de remettre la main sur le nom - sur le bout de la langue - enfin toutes sortes de métaphores pour dire que le truc échappe (ou s’échappe) (on dit qu’l faut n’y plus penser pour qu’il revienne - et ça peut arriver) comme dans les rêves :°)))
1. block note - fuyant, 7 mai, 16:33, par c jeanney
oui, on tâtonne, presque jusqu’à ne plus savoir exactement ce qu’on cherche (bon, c’est pas très clair tout ça :-)) Merci Piero ! (j’ai pas encore vue mort à Venise)