TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

BLOCK NOTE

block note - serpent

jeudi 30 janvier 2025, par c jeanney

J’ouvre De la liberté, Quatre chants sur le soin et la contrainte, de Maggie Nelson, et je lis ce poème que l’autrice a placé en exergue :

LÉVIATHAN

La vérité aussi en est la quête :
Comme le bonheur, et ne résistera pas.

Le vers lui-même entreprend sa corrosion
Dans l’acide. La quête, la quête ;

Un vent se déplace légèrement,
Trace un cercle, très froid.

Comment le dire ?
Dans le langage ordinaire -

Nous devons parler désormais. Je ne suis plus très sûr des mots,
L’horlogerie du monde. Ce qui est inexplicable

C’est la "prépondérance des objets".
Le ciel s’éclaire

Chaque jour avec cette prédominance
Et nous sommes devenus le présent.

Nous devons parler désormais.
La peur Est la peur. Mais nous nous abandonnons.

George Oppen, 1965 [1]

C’est toujours difficile de dire l’effet d’une lecture sur soi, je suis persuadée que ça vient toucher des zones non accessibles, non lucides, non élucidées, qui tiennent toutes de l’expérience solitaire instinctive, exactement comme on est sensible à l’alliance de deux couleurs, de certains goûts, de parfums, ou bien comme ce moment, ce maintenant où j’expérimente la vue de deux mésanges charbonnières, quatre moineaux, deux merles, un rouge-gorge et un pinson des arbres autour des mangeoires que j’ai installées dans mon champ de vision, des oiseaux uniques, certains que je reconnais à cause d’une plume un peu de travers, avec leurs déplacements uniques, et une mésange bleue déboule, et j’aurais beau regarder des dizaines de vidéos d’oiseaux de la même espèce filmés par des dizaines de gens dans les mêmes conditions, ça ne correspondra pas à ce que j’éprouve, et impossible de dire en quoi les différences, les particularités, ne se superposent pas. C’est ce qui se passe avec ce poème, une lecture ressentie non superposable avec d’autres, ou d’autres expériences. Je sens aussi que c’est extrêmement lié au temps, peut-être même au tempo du jour même, car ça vient rencontrer ce que j’ai écouté, entendu, cru comprendre hier et ce matin (actualités, réparties, commentaires, remarques, articles, vidéos, discussions, l’effet toile, ou l’effet vibration, tout ça fabrique un champ, pas visuel celui-là, mais "sensé", c’est-à-dire capturé par des sens qui se rejoignent) (pas "sensé" au sens de raisonnable).
Je cherche à en savoir plus sur George Oppen. Objectivisme littéraire, un courant.

Par le terme d’"objectiviste", je pense que l’on veut parler d’un auteur qui ne décrit pas directement ses émotions mais ce qu’il voit, ce qu’il entend, qui s’en tient presque à un témoignage de tribunal (…) il y a une analogie entre le témoignage du tribunal et le témoignage du poète. (Charles Reznikoff)

Ce qui correspond à la matière que je veux attraper dans NT. Je crois comprendre pourquoi j’achoppe, pourquoi j’avance si mal, si peu dans l’écriture de NT.
Hypothèse : sans l’avoir échafaudé ni intellectualisé de cette façon (parce qu’avançant à l’aveuglette), je fais le constat que NT possède une forme (couleur, goût, odeur) qui pourrait être objectiviste par son fonctionnement, sa mécanique. Un "témoignage de tribunal" que je consigne, en utilisant le "nous" comme ’liant" ou prise de distance.
Sauf qu’au fond, je refuse de ne pas prendre parti. Au-delà de mes "nous", je vois des coupables. Je vois des victimes. Je vois de la voracité et de la vulnérabilité.
La solution, je ne sais pas. Je relis le poème de Oppen en espérant trouver.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)


[1le nom du traducteur ou de la traductrice n’est pas formellement précisé (peut-être Violaine Huisman qui traduit le reste du livre ?)
et par exemple je ne suis pas sûre pour le choix de La peur Est la peur
avec la majuscule du verbe être, alors qu’en anglais, la majuscule vient du passage à la ligne / début du vers
mais ça n’empêche rien, c’est cette version-ci, cette version française, qui me frappe

le texte original :

Truth also is the pursuit of it :
Like happiness, and it will not stand.

Even the verse begins to eat away
In the acid. Pursuit, pursuit ;

A wind moves a little,
Moving in a circle, very cold.

How shall we say ?
In ordinary discourse—

We must talk now. I am no longer sure of the words,
The clockwork of the world. What is inexplicable

Is the ‘preponderance of objects.’ The sky lights
Daily with that predominance

And we have become the present.

We must talk now. Fear
Is fear. But we abandon one another
.

Messages

  • ne connaissais ni elle ni lui... je continuerai jusqu’au bout à apprendre (d’autant que j’oublie souvent) - je me cale dans ses mots et les tiens avec l’impression d’un accord.

    J’aime tes oiseaux, ta science et de savoir que tu es une charmeuse d’oiseau et je chasse définitivement l’année du serpent que je rencontre au détour de lectures en ce moment et qui s’est invitée en lisant ton titre (d’autant que serpent et oiseaux, horreur)

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