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dimanche 5 janvier 2025, par
Tout comme je m’éparpille entre quatre chantiers, je m’éparpille entre les livres, je commence, je pose, parfois je ne reprends pas, mais sans la sensation d’abandonner, car c’est très mystérieux les livres qu’on a entre les mains, achetés, empruntés, qu’on a l’impression de connaître sentir recevoir en souterrain même sans les finir, sans les approfondir, ils existent en passant par des filaments indistincts, parfois le seul fait de posséder un livre, de le voir près de soi au quotidien suffit pour cette sorte compagnonnage ou d’ingestion non directive. Je crois que c’est le bon mot, directif, que ce qui se passe avec les livres proches, approchés, fréquentés, présents, est non-directif. Il n’y a pas un mot unique qui exprime non-directif en français, les antonymes de directif (égalitariste, antiétatique, antiautoritaire, anticapitaliste, arrangeant, conciliant, démocratique) parlent tous de société, alors que la donnée est intime, et que si la société est présente, elle est périphérique, importante mais comme une ambiance ou une circonstance. Au centre, c’est soi. Je pense très honnêtement que personne d’autre que moi n’a le rapport que j’ai aux livres. Je pense que personne d’autre que chacun, chacune, n’a autre chose que son propre contact avec les livres, le fait de lire, qui est unique. Je crois que lire, ce savoir qu’est lire, devient en grandissant comme la couleur des cheveux, ou la peau, ses marques, ses rides. Ton lire n’est pas mon lire. Nous ne voyons pas les mêmes couleurs, je ne saurais jamais quel bleu tu vois, s’il est plus ou moins dense que le bleu que je vois, je ne saurais jamais quelle relation tu as au lire, aux livres. Tout cela est non directif, non dirigé, et souterrain. C’est très dur d’essayer d’en faire le partage. On ne réussit pas tout à fait, on donne un aperçu, un fragment, par exemple un paragraphe extrait de tel ou tel livre, mais sa résonance n’est pas la même, comme l’effet qu’a sur nous la musique. Je pense que c’est très lié à l’empathie, à son rapport à une voix autre, aux autres, que ça se voit et se ressent sans fard, sans les habituelles contingences à autrui, directement, sans peur de bousculer ou d’être bousculé par des détails ponctuels. Il y a la beauté jouissive du "moi aussi", moi-aussi je ressens presque, moi-aussi j’éprouve quelque chose de proche, que je peux tenter de dire en faisant confiance au moi-aussi de l’autre, son empathie. Et ce qui est très beau c’est que ça a à voir avec une naissance, une première fois, à chaque fois. Je reprends en ce moment la biographie de Kafka en même temps que son Journal, c’est comme un nouveau continent. Ce qui se passe, c’est l’impression de ne rien savoir, mélangée à un savoir interne et diffus, très personnel et arrimée aux émotions des autres qui sont passés par là, ou y passeront, une sorte de reconnaissance lointaine et essentielle. Tout ça n’a rien à voir avec les classements, les hiérarchies, les prix, les tops 10, les succès de librairie, de ventes, de diffusions. Malheureusement pour lire un livre il faut que l’objet soit passé par la vente, la diffusion, l’accessibilité qu’on en a, c’est une contradiction de fond, entre l’accueil et le canalisé. On a l’impression d’être dans la savane, pays ouvert, mais on parcourt sa sauvagerie dans un bus aux vitres teintées. C’est sûrement pour ça que j’aime lire les journaux intimes, qui n’ont pas été faits pour entrer dans une production, être mesurés. Les lire, c’est comme enquêter sans passer par les dossiers officiels. C’est terrible cette recherche désespérée de l’autre, de sa voix, des écueils qui nous lient, et des sursauts considérables qui aident à vivre, qu’on repère mieux quand ce sont d’autres que soi qui les font. Terrible au sens de très fort. De moteur. Et de diffus aussi, comme les livres posés à côté de soi qu’on reconnaît souterrainement, parce qu’ils animent d’autres capteurs que ceux dont on a la connaissance ou l’habitude. Ce serait peut-être ça, le sentiment d’être téléporté dans un "ailleurs" quand on lit, ces capteurs informels à l’œuvre, à l’ouvrage. J’ai entendu ce mot hier "ouvrage", quelqu’un disait qu’il fallait l’utiliser pour remplacer le mot "projet", si abimé, si néolibéralexploiteur, je suis d’accord. Dans Ngram Viewer "ouvrage" est en baisse, c’est-à-dire que ça forme un paysage et que le mot "ouvrage" se trouve dans la vallée, ou peut-être sous la ligne de flottaison. C’est exactement ça, quand j’y pense, l’idée de ces livres nécessaires et indistincts, qui existent, mais on ne sait pas décrire comment, et quoi, parce que c’est sous nos lignes de flottaison.
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