TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 2

samedi 21 septembre 2024, par c jeanney


- le texte original [1]
vraiment, moi qui pensais que ce serait un voyage en croisière sur le pont du bateau, je me retrouve à fond de cale, en train de charger le charbon dans la chaudière
et je me sens inefficace, je reste plus ou moins bloquée sur le mot le plus simple, à le questionner mille ans
par exemple pour
The figures of these men and women straggled past the flower-bed with a curiously irregular movement not unlike that of the white and blue butterflies who crossed the turf in zig-zag flights from bed to bed.
déjà figure
The figures = les silhouettes
pourquoi choisir silhouettes ?
dans le 1er paragraphe il y a cette ambiance artistique, impressionniste [2], l’idée de touches de couleur, rappelées à chaque fois (red or blue or yellow petals, the red, blue and yellow lights, such intensity of red, blue and yellow, les trois couleurs primaires d’ailleurs)
et figure a aussi ce sens (dessin, sculpture), et ça me fait hésiter, entre silhouettes et formes, ce qui change l’ambiance de la phrase
et c’est comme ça avec chaque mot
par exemple en voulant éviter les virgules j’achoppe sur not unlike
ce pourrait être un "qui n’est pas sans rappeler" par exemple, mais c’est trop long
j’ai aussi la question du temps de who crossed the turf : j’ai tendance, pour resserrer la phrase à utiliser le participe "volant", ou "voletant" pour zig-zag flights mais en le faisant je manque la simultanéité
la comparaison entre le déplacement des passants et celui des papillons est prise dans "le feu de l’action", vue sur pieds, ce n’est pas une métaphore lointaine, une image, on est là devant du factuel, des papillons sont en train de voler pendant que les promeneurs marchent, et les trajectoires qu’ils dessinent se ressemblent
c’est un indice sur la façon de regarder ce décor, en posant les humains et les animaux sur le même plan, à la même hauteur
je ne devrais d’ailleurs pas utiliser le mot décor, il n’y a rien de décoratif
et si je veux garder ce crossed conjugué, pour bien marquer le simultané, j’ajoute un autre "qui" (après le "qui" de "qui n’est pas sans rappeler") (trop de pronoms relatifs tuent les pronoms relatifs)
voilà ce genre de tirage d’élastiques qui me travaillent, et je tente des dizaines de versions de cette première phrase, à me fatiguer moi-même de ne jamais en être contente

j’ai aussi le problème de straggled, qui doit se différencier de strolling plus bas (et donc, si je choisis "flâner" pour strolling je ne peux pas prendre ce même verbe pour straggled — sachant que straggled n’est pas un mot très répandu et qu’il donne tout de suite une couleur

quand j’arrive enfin à quelque chose qui "tient", j’ai deux choses à faire
la première c’est attendre, parce que la bonne idée, la bonne formulation, après deux ou trois cents minutes montre enfin son vrai visage (le maquillage coule) (ça sonne un peu film d’horreur la façon dont je raconte)
la deuxième, utiliser ce journal de traduction : est-ce que je sens que c’est assez solide pour le publier ? c’est vraiment un outil, car parfois je ne sais pas formuler pourquoi ça ne va pas, pourquoi quelque chose cloche, mais tant que je ne passe pas le cap de le publier dans le journal ce n’est pas la peine de tergiverser, c’est que je dois chercher encore

je dois tout revoir de ma première traduction, parce que j’ai maintenant conscience de choses très simples, comme le simple ordre des mots dans une phrase
par exemple pour "Fifteen years ago I came here with Lily," he thought.
j’avais traduit : "« Je suis venu ici il y a quinze ans avec Lily », se disait-il." ce qui n’est pas faux, mais qu’est-ce que ça change de placer l’ancrage dans le temps dès le début au lieu du "Je", comme dans la phrase originale ? peut-être rien, ou pas grand chose, mais peut-être pas, peut-être que cela participe au regard que l’on jette, et à des questions comme "où on se place" et "qui parle" qui sont des questions socles
si je commence la phrase par "Je", je place le personnage au centre, j’allais dire comme d’habitude, c’est lui qui imprime son mouvement, je me base sur une construction prédigérée, le "je" humain, narrateur, pronom, dirige ce que je vois, et je vais voir, en tant que lectrice, depuis lui et ses yeux, il prend la main
si je commence, comme dans la phrase originale, par l’ancrage dans le temps, et que le "je" n’arrive qu’en toute fin, je ne vois plus les éléments s’agencer de la même façon, la question "où on se place" n’a plus la même réponse, et le "qui parle" n’est plus "directif", en charge de, en surplomb, décideur, il est pris dans une trame, dans un mouvement d’ensemble bien plus vaste que lui
et l’agencement des mots modifié dans une phrase change la suivante, un peu comme si on ajoutait une touche de couleur dans une autre, la nuance n’est pas tout à fait la même, il suffit d’une minuscule goutte de noir dans le blanc pour l’adoucir et changer l’équilibre entre couleurs

et je dois faire des choix étranges, parce que traduire pose des questions qu’on ne se pose jamais
par exemple, dans I begged her to marry me all through the hot afternoon
si je veux garder la ponctuation intacte, la coulée non morcelée (le rythme qui joue sur l’apparition des images mentales lorsqu’on lit), j’ai un problème avec le mot hot
"je l’ai suppliée de m’épouser durant tout l’après-midi" fonctionne, mais ajouter "chaud" casse la coulée, rend disgracieux
je pourrais tout simplement me débarrasser de hot, le faire disparaître, ou bien ajouter en incise "il faisait chaud", mais je ne veux ni l’un ni l’autre
j’en arrive à "je l’ai suppliée de m’épouser tout au long de cet après-midi de chaleur", mais je ne suis pas contente, car la chaleur prend le pas sur le reste, c’est elle qui récupère l’image mentale en arrivant en fin de phrase
c’est pourtant la durée, le passage du temps, le plus important, et c’est sur ça que la phrase doit finir

pour how clearly I see the dragonfly and her shoe with the square silver buckle at the toe je me sens obligée d’ajouter des précisions, à cause de l’effet comique involontaire d’imaginer une libellule avec des chaussures, le her de her shoe désignant Lily et pas l’insecte
le plus simple est de remplacer her shoe par "la chaussure de Lily", et puis je reviens sur le "je me sens obligée de", je ne suis obligée de rien du tout, il y a peut-être un autre moyen de rester le nez sur cette chaussure sans avoir à coller une étiquette avec le nom de Lily en gros plan dessus
surtout que là aussi, c’est une question de hiérarchie, peu importe que Lily s’appelle Lily ou Frangipane, ce n’est pas d’elle dont on parle, mais du moment, du temps, des cercles répétés de la libellule comme des aiguilles autour d’un cadran de montre, de ce temps long qui cerne une image fragmentaire, passagère, futile, un bout de chaussure à boucle carrée
et si j’ajoute "la chaussure de Lily", pour préciser, j’augmente l’importance de la femme appelée Lily qui n’est qu’une donnée périphérique parmi d’autres, je charge la barque de son côté, je change l’équilibre (et pas en bien)

c’est bien le lieu et le temps qui sont les personnages principaux de Kew gardens, et à la question "qu’est-ce qu’on en fait ?" VW répond en observant les éléments autour d’un point, et en organisant les mots pour qu’ils fassent le même travail que son regard, avec des passants en orbite autour des fleurs et leurs déplacements aussi mystérieux que ceux des planètes
je suis contente de tout reprendre, parce que je n’ai pas le souvenir d’avoir vu la première fois à quel point le temps imbibait le texte, à même sa construction

et une autre surprise à la fin, j’avais totalement raté l’élision du o dans le D’you de D’you ever think of the past ?, ce langage parlé
j’avais traduit par "Est-ce qu’il t’arrive parfois de penser au passé ?" ce n’est pas très naturel (même si ce n’est pas au niveau de Vous arrive-t-il de songer aux résurgences lointaines de moments antérieurs ?)

je me demande ce que j’ai raté d’autre, plus loin dans le texte, dans mon ancienne traduction, sûrement beaucoup de choses (c’est là que je vois ce qu’a fait changer mon travail sur Les Vagues, dans mes questions, mes perceptions)

Les formes de ces hommes et femmes déambulaient près du massif selon un déplacement curieusement décousu et comparable à celui des papillons blancs ou bleus qui volaient en zigzags en traversant la pelouse d’un parterre à l’autre. L’homme devançait la femme de quelques pas, flânant nonchalamment, tandis qu’elle avançait plus décidée, tournant seulement la tête de temps en temps pour voir si derrière les enfants n’étaient pas trop loin. L’homme gardait cette distance devant la femme volontairement, mais inconsciemment sans doute, car il voulait suivre ses pensées.
« Il y a quinze ans je suis venu ici avec Lily », pensait-il. « Nous nous sommes assis quelque part près d’un étang et je l’ai suppliée de m’épouser pendant tout un après-midi d’été. Et cette libellule qui n’arrêtait pas de faire des cercles autour de nous ; comme je revois clairement cette libellule et la chaussure avec sa boucle carrée d’argent au bout. Et tout ce temps où je parlais je fixais sa chaussure et si elle bougeait d’impatience je savais sans relever la tête ce qu’elle allait me répondre ; tout son être semblait contenu dans sa chaussure. Mon amour, mon désir, étaient dans la libellule ; pour je ne sais quelle raison j’ai pensé que si elle se posait, là sur cette feuille, la grande avec la fleur rouge au milieu, si la libellule se posait sur la feuille elle dirait "Oui", immédiatement [3]. Mais la libellule tournait et tournait ; elle ne se posait jamais nulle part – bien sûr que non, heureusement non, ou je ne serais pas en train de marcher ici avec Eleanor et les enfants – Dis-moi, Eleanor. Ça t’arrive de penser au passé ? »

( work in progress )

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1The figures of these men and women straggled past the flower-bed with a curiously irregular movement not unlike that of the white and blue butterflies who crossed the turf in zig-zag flights from bed to bed. The man was about six inches in front of the woman, strolling carelessly, while she bore on with greater purpose, only turning her head now and then to see that the children were not too far behind. The man kept this distance in front of the woman purposely, though perhaps unconsciously, for he wished to go on with his thoughts.
"Fifteen years ago I came here with Lily," he thought. "We sat somewhere over there by a lake and I begged her to marry me all through the hot afternoon. How the dragonfly kept circling round us : how clearly I see the dragonfly and her shoe with the square silver buckle at the toe. All the time I spoke I saw her shoe and when it moved impatiently I knew without looking up what she was going to say : the whole of her seemed to be in her shoe. And my love, my desire, were in the dragonfly ; for some reason I thought that if it settled there, on that leaf, the broad one with the red flower in the middle of it, if the dragonfly settled on the leaf she would say "Yes" at once. But the dragonfly went round and round : it never settled anywhere—of course not, happily not, or I shouldn’t be walking here with Eleanor and the children—Tell me, Eleanor. D’you ever think of the past ?
"

[3d’où l’avantage de l’anglais sur le français avec son it pour la libellule, alors que le "elle" désigne et l’insecte et la femme (j’aurais pu avoir une sortie de secours si "libellule" possédait un synonyme masculin, ce qui aurait été plus clair, avec "j’ai pensé que s’il se posait, là sur cette feuille, la grande avec la fleur rouge au milieu, si le [nom qui n’existe pas] se posait sur la feuille elle dirait Oui, immédiatement", mais ce n’est pas le cas)

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.