TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 3

samedi 28 septembre 2024, par c jeanney

Signed Limited Edition of Kew Gardens ; Signed by Virginia Woolf and Vanessa Bell


- le texte original [1]
– Dis-moi, Eleanor. Ça t’arrive de penser au passé ? demande Simon
c’est vraiment une question de points de vue
ça n’a pas l’air époustouflant, parce que c’est amené doucement, comme sans intention, sans volonté de prouver quoi que ce soit, de s’établir en surplomb, ce début de Kew gardens
un homme repense à la femme qu’il aurait pu épouser, et nous n’en saurons pas grand chose
nous ne savons pas pourquoi, nous ne connaissons pas les détails, nous ne saurons pas dans quelles conditions Lily refuse cette demande en mariage, ce qui l’a motivée, nous n’en saurons pas plus sur ce que Simon ressent, seulement que, de ce moment passé, heureusement [2], naît le présent, et que sans lui l’instant serait autre
c’est quand même singulier : avoir accès aux pensées de quelqu’un, c’est-à-dire entrer dans sa sphère intime, dans le plus intime de sa voix intérieure, ne révèle rien
on a beau observer très précisément, et même s’introduire en dessous, au-dedans, on n’a accès qu’à la surface, on ne peut voir que le résultat, et combien c’est précaire

donc, après nous avoir montré ce qu’on pourrait appeler "une scène de rupture" (avec des guillemets, parce qu’elle est vraiment incomplète, un soulier qui bouge, un insecte) VW continue sur le thème de l’amour
dans la catégorie "on s’aime / on se quitte", elle vient de raconter le "on se quitte", mais sur un mode particulier, pas de déclarations déchirantes ou de scène passionnée, rien de classique, juste que : ce qui aurait pu être n’a pas eu lieu
et maintenant le "on s’aime"
la rencontre, le choc, les mains qui tremblent, la sidération devant une seconde décisive, qu’on note, il faut vite enregistrer les éléments, le cadre, et l’heure surtout, l’heure si précieuse [3]
c’est une histoire d’amour, ou ça en a tout l’air
sauf que Roméo et Juliette sont une petite fille de six ans et une vieille dame avec une verrue sur le nez, le prototype du chaperon rouge (rouge comme les nénuphars) et celui de la sorcière
comme si VW prenait des marionnettes connues, le roi, la princesse, et qu’elle leur faisait faire ce qui ne les concerne jamais (le roi fait la vaisselle, et la princesse harangue ses troupes avant de foncer sabre au clair)
c’est le décalage, le décalage du point de vue qui s’étend sur tout, il se propage
si on regarde un massif de fleurs autrement, en posant sa caméra dans l’herbe, à hauteur des plantes, sans le "je" narratif, en tentant de s’extraire de soi, de ce qui fait sa personnalité, qu’on s’arrête sur les formes, les couleurs, l’ovale du parterre, les verticales des tiges, les touches de rouge, de bleu, de jaune, et les silhouettes d’humains qui passent, on voit ces humains autrement, sous un angle autre, autre point de vue, et qu’est-ce qu’on sait au fond, à la fois tout et rien, ce qu’ils se disent et ce qu’ils pensent, mais rien de ce qui les définit précisément, et surtout qu’ils ne sont peut-être pas ce que l’on plaque sur eux, puisque l’amour, le désamour, sortent du champ et de la norme (la rupture comme naissance de présent, le coup de foudre qui touche si large)
tout ça se trouve dans ce jardin, passé, présent, one’s happiness, one’s reality
et c’est décrit très simplement, sans fioritures, sans posture, sans "soi"

pour le passage Doesn’t one always think of the past, in a garden with men and women lying under the trees ? Aren’t they one’s past, all that remains of it, those men and women, those ghosts lying under the trees
il y a, répétés à l’identique, deux lying under the trees
(men and women lying under the trees et those ghosts lying under the trees), et cette répétition à l’identique place les promeneurs de Kew gardens au même niveau que les fantômes de Kew gardens, ils sont là en même temps, ensemble, ils font partie du même tout
comme le passé et le présent, qui sont là en même temps, ensemble (le passé qui contient le germe du présent, et le présent qui porte en lui le passé)
cette répétition est importante, elle définit le point de vue, le "d’où on parle", depuis un endroit qui défait les hiérarchies, qui s’en exonère

la pratique scolaire de ma langue m’a appris à ne pas répéter, car la répétition serait laide
mais pourquoi ? j’ai envie de creuser un peu, pourquoi cette idée, intégrée, enseignée, que la répétition serait laide
l’esthétisme est déjà questionnable, entre ce qu’on est habitué à voir et ce qui fait sursauter, le premier semble souvent plus beau que le second
et ici répéter fait sens (et on a beau dire, dans un texte, le sens ça n’est pas de la gnognotte)
j’ai beau fouiller, je ne vois pas d’autre hypothèse que celle d’une injonction, celle de devoir montrer, démontrer, prouver qu’on a du vocabulaire, assez pour savoir décliner les mots, les synonymes
qu’on maîtrise les codes, qu’on fait partie des érudits, il s’agit donc d’installer une hiérarchie (ce qui va donc donc donc donc à l’opposé de ce texte)
ça peut sembler être un détail, une bricole, mais je n’arrive pas à passer au-dessus, d’où mon énervement quand je lis la traduction de Kew gardens publiée dans la Pléiade :
"Ne pense-t-on pas toujours au passé dans un jardin où des hommes et des femmes sont allongés sous les arbres ? Ne sont-ils pas notre passé, ou tout ce qu’il en reste, ces hommes et ces femmes, ces spectres étendus sous les arbres"
on a donc le classicisme, l’académisme, dans le choix de ne pas répéter "allongés", en respectant la règle
et l’académisme choisit "spectres" pour ghosts
si on cherche la définition de "spectre" dans le dictionnaire de l’académisme français, on trouve : Spectre : Fantôme, apparition effrayante d’un mort. Spectre hideux, malfaisant. Le spectre de son père apparaît à Hamlet pour réclamer vengeance.
les fantômes de Kew gardens, hideux, effrayants ? ça n’a pas de sens
à moins que "spectre" ait été choisi pour son cliquant, pas pour ce qui le définit
que ce soit juste un effet de manche, qui chercherait l’élégance au détriment du texte, non seulement de son sens, mais aussi de son intention
si ça commence comme ça, dès les premiers paragraphes, je n’ai pas fini de grommeler devant la traduction de Kew gardens dans la pléiade-ouvrage-de-référence

(mais j’arrête de râler, pour me concentrer sur) mon plus gros souci, qui tient en un mot, dans ce passage, le mot swam
They walked on past the flower-bed, now walking four abreast, and soon diminished in size among the trees and looked half transparent as the sunlight and shade swam over their backs in large trembling irregular patches.
VW utilise swam, le verbe nager, et j’ai envie de le prendre tel que, sans finasser en choisissant le verbe flotter, ou le verbe inonder
le problème c’est qu’en français "nager sur leurs dos" (swam over their backs) sonne très "dos crawlé, piscine, chlore", pas du tout comme je voudrais
et puis toute cette phrase amène un rythme "pensif", les choses s’éloignent, elles se perdent, elles nous glissent entre les doigts
sans doute pour ça aussi que je veux garder "nager", les rayons de soleil et d’ombre nagent comme de petits poissons, insaisissables
et pour ça aussi que je préfère garder sur le même fil les trois adjectifs (large trembling irregular), sans coupure de virgules, à la toute fin (on ne les reverra plus, Simon, Eleanor, Caroline, Hubert disparaissent du texte, et de notre champ de vision, presque de notre conscience, ça s’échappe, ça s’éloigne, comme un filet d’air qu’on expire)

voilà où j’en suis de ce work in progress :

« Pourquoi cette question, Simon ? »
« Parce que j’ai repensé au passé. Je pensais à Lily, la femme que j’aurais pu épouser… Eh bien, tu ne dis rien ? Ça t’ennuie que je pense au passé ? »
« Pourquoi est-ce que ça m’ennuierait, Simon ? Est-ce qu’on ne pense pas toujours au passé, dans un jardin avec des hommes et des femmes allongés sous les arbres ? Est-ce qu’ils ne sont pas tous notre passé, ce qui nous en reste, ces hommes et ces femmes, ces fantômes allongés sous les arbres… Nos joies, notre réalité ? »
« Pour moi, la boucle d’argent carrée d’une chaussure et une libellule. »
« Pour moi, un baiser. Imagine six petites filles assises devant leur chevalet il y a vingt ans, sur les rives d’un étang, en train de peindre des nénuphars, les premiers nénuphars rouges que j’avais jamais vus. Et soudain un baiser, là sur ma nuque. Et ma main a tremblé tout l’après-midi si bien que je ne pouvais plus peindre. J’ai sorti ma montre et j’ai noté l’heure où je pourrais me laisser aller à repenser à ce baiser, cinq minutes seulement – c’était si précieux –, le baiser d’une vieille dame grisonnante avec une verrue sur le nez, la mère de tous les baisers de ma vie. Viens, Caroline, viens, Hubert. »
Ils marchèrent le long du massif, maintenant tous les quatre côtes à côtes, bientôt de plus en plus petits au pied des arbres et semblant à demi transparents quand la lumière et l’ombre venaient nager sur eux en larges zones vibrantes irrégulières.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1"Why do you ask, Simon ?"
"Because I’ve been thinking of the past. I’ve been thinking of Lily, the woman I might have married.... Well, why are you silent ? Do you mind my thinking of the past ?"
"Why should I mind, Simon ? Doesn’t one always think of the past, in a garden with men and women lying under the trees ? Aren’t they one’s past, all that remains of it, those men and women, those ghosts lying under the trees, ... one’s happiness, one’s reality ?"
"For me, a square silver shoe buckle and a dragonfly—"
"For me, a kiss. Imagine six little girls sitting before their easels twenty years ago, down by the side of a lake, painting the water-lilies, the first red water-lilies I’d ever seen. And suddenly a kiss, there on the back of my neck. And my hand shook all the afternoon so that I couldn’t paint. I took out my watch and marked the hour when I would allow myself to think of the kiss for five minutes only—it was so precious—the kiss of an old grey-haired woman with a wart on her nose, the mother of all my kisses all my life. Come, Caroline, come, Hubert."
They walked on past the flower-bed, now walking four abreast, and soon diminished in size among the trees and looked half transparent as the sunlight and shade swam over their backs in large trembling irregular patches.
"

[2of course not, happily not, or I shouldn’t be walking here with Eleanor and the children, "bien sûr que non, heureusement non, ou je ne serais pas en train de marcher ici avec Eleanor et les enfants", le of course not n’est pas un jugement du passé, c’est une simple remarque de Simon qui dit bien sûr, je ne serais pas là sinon, qui dit heureusement, car il n’y aurait ni Eleanor, ni les enfants, ni ce moment dans le jardin, mais qui ne dit pas je regrette, ou quel dommage que ça se soit passé ainsi, qui dit la fragilité de l’instant qui dépend tant de l’instant précédent

[3là aussi, je remarque (avec cette heure précieuse, I took out my watch and marked the hour when I would allow myself to think of the kiss for five minutes only—it was so precious—) à quel point j’avais raté en traduisant ce texte la première fois l’importance du temps, heure, minutes, précisées à chaque fois, mais pas pour ancrer ce qui se passe, plutôt pour le laisser filer, car cette heure si précieuse est non chiffrée, reste inconnue

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