TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DE KEW GARDENS #WOOLF

journal de bord de Kew gardens — épisode 6

vendredi 27 décembre 2024, par c jeanney


comme c’est un court passage, je pensais m’en tirer assez vite, ma naïveté est sans limite
et puis c’était pour moi, dans mon souvenir, un passage beaucoup moins "affectif" que le précédent, où ma colère reste
c’est un passage en trois temps
1e paragraphe, l’arrivée des deux femmes
2e paragraphe, leurs paroles
3e paragraphe (cette page en photo plus haut illustrée par Vanessa Bell), l’attitude d’une des femmes
 [1]

je continue de tenter au mieux de respecter la ponctuation, parce que je crois qu’il faut faire "un pas vers l’autre", vers son souffle, quitte à malmener un peu ce qui est d’usage dans la langue d’arrivée
par exemple, pour la première phrase
Following his steps so closely as to be slightly puzzled by his gestures came two elderly women of the lower middle class, one stout and ponderous, the other rosy cheeked and nimble.
bien sûr, c’est plus simple, et c’est l’usage, de rajouter des césures, "les suivant de près - virgule - arrivée de deux femmes - virgule - l’une, comment est-elle - virgule - et l’autre, à quoi elle ressemble"
ça donne une construction classique, mais si je veux suivre les mots comme on suit le cadrage d’une caméra, le rythme n’est pas le même
il y a le plan long de "les suivant de près deux femmes arrivent"
puis deux plans courts, "celle-ci", "celle-là"
si je ne plaque pas ce que la ponctuation de ma langue m’ordonne
(biberonnée que je suis au "Alors, virgule, levant la tête, virgule, se dressant tout debout surs ses grands étriers, virgule" [2])
si je me donne le droit d’échapper à la logique virgule française, ça donne un autre rapport aux éléments
je crois que c’est ce que je cherche en traduisant : comprendre comment une autre langue s’organise différemment dans ma propre langue, comment ça tire sur le drap, comment ça regarde autrement
et justement, c’est ce que raconte ce passage, une femme regarde quelque chose autrement, bizarrement, d’une bizarrerie qu’on ne sait pas définir, parce qu’elle provient de la jonction de deux mondes, celui du sommeil et de l’éveil (She saw them as a sleeper waking from a heavy sleep), et que c’est complètement incongru ici, dans un parc, pendant qu’on marche en pleine journée

et puis il y a le dialogue entre ces deux femmes, very complicated, dit VW
un qualificatif qui peut être vu comme une moquerie
il est au contraire plutôt basique ce dialogue, et même trop simple, l’exact contraire de complicated, un dialogue réduit au minimum de ce que savent faire les mots, sans grammaire, sans verbe, sans mécanique narrative, des mots posés comme des cailloux, en vrac

"Nell, Bert, Lot, Cess, Phil, Pa, he says, I says, she says, I says, I says, I says----"
"My Bert, Sis, Bill, Grandad, the old man, sugar,
Sugar, flour, kippers, greens,
Sugar, sugar, sugar.
"

on sait que ces femmes font partie de la lower middle class
pour moi la classe moyenne tend vers la petite bourgeoisie, mais là, on est un cran au-dessous
des petites gens, des petites bonnes femmes, pas très jeunes, pas très élégantes sinon ce serait mentionné, l’une courtaude, l’autre rougeaude, l’une massive et l’autre plus tonique
on ne s’attend pas au dialogue de platon ou aux déclarations de la reine à son chambellan
on pourrait se moquer, se dire ces petites gens sont incapables de parler "correctement"

on pourrait aussi prendre le very complicated de VW au pied de la lettre, premier degré
d’abord, c’est compliqué parce qu’il y a beaucoup de monde, toute une famille, et on ne sait pas qui est Nell, ni Bert, ou Lot, ni Cess, ou Phil, enfants de Pa, cousins, voisins, c’est toute une tribu dont il est question
une tribu prise dans des interactions difficile à décrire, qu’est-ce qu’on se dit quand on se parle au quotidien, ça n’a peut-être aucun sens vu de l’extérieur, mais c’est la matière même des liens qui passent par I says, she says, et il faudrait être spécialiste d’eux pour comprendre, les avoir fréquenté longtemps
tous sont pris dans des maillages concrets, des obligations matérielles, manger, la farine, le poisson, les légumes, ce n’est pas une liste de courses, c’est vivre
avec le sucre répété comme idée fixe, parce que c’est la douceur, le luxe, le loisir, le plaisir
les mots ici sont ceux qui restent, c’est-à-dire les plus importants, ceux qui font corps, les proches (My Bert, Sis, Bill, Grandad), et de quoi vivre (Sugar, flour, kippers, greens) (le sel de la vie dirait Françoise Héritier)

en fait oui, c’est un dialogue compliqué, et même very complicated, parce qu’il n’est pas superficiel sous l’emballage du dire, et peut-être que les mots sont à la peine pour donner une idée de cette importance, toujours incomplets, jamais assez précis, jamais assez fouillés, on ne voit que la crête des mots à la surface des vagues (Vagues) et les silhouettes de gens si mal connus
ça ressemble presque à un poème, avec le passage à la ligne :
Sugar, flour, kippers, greens,
Sugar, sugar, sugar.

et la suite, au troisième paragraphe, c’est la révélation
la pluie de mots est incapable de dire ce qui arrive
les mots sont si inutiles qu’on peut voir à travers (through the pattern of falling words)
le corps rustique s’immobilise avant de se balancer en silence
dans une sorte de berceuse tranquille
parce que c’est trop beau ce qui se passe
c’est an unfamiliar way, et on est ébloui
on quitte le quotidien, les tiraillements familiaux, les faims, les soifs, les désirs, et comment on doit composer avec l’obligatoire

j’ai un souci avec
with all his powers dans
She saw them as a sleeper waking from a heavy sleep sees a brass candlestick reflecting the light in an unfamiliar way, and closes his eyes and opens them, and seeing the brass candlestick again, finally starts broad awake and stares at the candlestick with all his powers.
with all his powers, de toute son attention, avec toute son intensité, c’est difficile d’exprimer cette sorte de révélation au réveil, quand le monde n’est pas encore totalement formaté, qu’il est encore incroyable, pas encore fixé en catégories, quand le chandelier ne ressemble pas à un chandelier au réveil

et puis un autre souci avec la ponctuation dans
She stood there letting the words fall over her, swaying the top part of her body slowly backwards and forwards, looking at the flowers.
il n’y a que deux virgules, au début j’en mets quatre, et puis à force de traficoter j’en arrive à deux moi aussi
c’est peut-être idiot, mais pour moi c’est important, deux virgules qui marquent dans le corps de la phrase le balancement, un deux, d’un côté et de l’autre, pour la berceuse

j’en arrive à (work in progress) :


Suivant leurs pas d’assez près pour être intriguées par ces gestes s’avancèrent deux femmes mûres de la petite classe moyenne, l’une corpulente et lourde, l’autre à joues roses et vive. Comme la plupart des gens de leur milieu elles étaient ouvertement fascinées par tous les signes d’excentricité indiquant un désordre mental, en particulier chez les nantis ; mais elles étaient trop éloignées pour savoir avec certitude si ces gestes étaient simplement excentriques ou sincèrement fous. Après avoir observé un moment le dos du vieil homme en silence et s’être regardées en coin, l’air entendu, elles reprirent leur marche en échangeant énergiquement les bribes d’un très complexe dialogue :
« Nell, Bert, Lot, Cess, Phil, P’pa, qu’il dit, j’ai dit, elle dit, j’te dis, je dis, je dis – »
« Mon Bert, Sœurette, Bill, Grand-pa, le vieux, du sucre,
Sucre, farine, hareng, légumes,
Sucre, sucre, sucre. »
La femme corpulente regardait à travers le rideau des mots qui tombaient les fleurs droites, immobiles, fermement dressées sur la terre, avec une expression curieuse. Elle regardait comme un dormeur après un sommeil lourd regarde un chandelier de cuivre réfléchir la lumière de façon insolite, ferme les yeux, les rouvre, regarde encore le cuivre du chandelier et finalement complètement éveillé fixe le chandelier de toutes ses forces. Ainsi la lourde femme s’immobilisa devant le parterre ovale, en cessant même de faire semblant d’écouter ce que disait l’autre. Elle restait là et elle laissait les mots tomber tout autour d’elle, balançant doucement le haut du corps d’avant en arrière, à regarder les fleurs. Enfin elle suggéra de chercher un endroit où s’asseoir pour prendre le thé.

.

(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</


[1Following his steps so closely as to be slightly puzzled by his gestures came two elderly women of the lower middle class, one stout and ponderous, the other rosy cheeked and nimble. Like most people of their station they were frankly fascinated by any signs of eccentricity betokening a disordered brain, especially in the well-to-do ; but they were too far off to be certain whether the gestures were merely eccentric or genuinely mad. After they had scrutinised the old man’s back in silence for a moment and given each other a queer, sly look, they went on energetically piecing together their very complicated dialogue :
"Nell, Bert, Lot, Cess, Phil, Pa, he says, I says, she says, I says, I says, I says----"
"My Bert, Sis, Bill, Grandad, the old man, sugar,
Sugar, flour, kippers, greens,
Sugar, sugar, sugar."

The ponderous woman looked through the pattern of falling words at the flowers standing cool, firm, and upright in the earth, with a curious expression. She saw them as a sleeper waking from a heavy sleep sees a brass candlestick reflecting the light in an unfamiliar way, and closes his eyes and opens them, and seeing the brass candlestick again, finally starts broad awake and stares at the candlestick with all his powers. So the heavy woman came to a standstill opposite the oval-shaped flower bed, and ceased even to pretend to listen to what the other woman was saying. She stood there letting the words fall over her, swaying the top part of her body slowly backwards and forwards, looking at the flowers. Then she suggested that they should find a seat and have their tea.

[2Alors, levant la tête,
Se dressant tout debout sur ses grands étriers,
Tirant sa large épée aux éclairs meurtriers,
Avec un âpre accent plein de sourdes huées,
Pâle, effrayant, pareil à l’aigle des nuées,
Terrassant du regard son camp épouvanté,
L’invincible empereur s’écria : « Lâcheté !
(La Légende des siècles, V. Hugo)

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