journal de bord de Kew gardens — épisode 5
mardi 10 décembre 2024, par
après avoir suivi le voyage difficile d’un escargot dans le parterre central, caméra embarquée à ras du sol
des pieds s’avancent
cette fois-ci deux hommes, l’un jeune et l’autre plus âgé
j’aime beaucoup ce passage [1]
j’ai une tendresse pour ce passage
parce qu’il y est question de la folie, et que ce sujet est on ne peut plus brûlant pour VW
la folie d’un vieil homme qui a sans doute été confronté à la guerre
qui dit "and now, with this war, the spirit matter is rolling between the hills like thunder"
il est montré "de face", c’est-à-dire sans fard, sans interprétation
on peut juste se faire une idée de son allure grâce à des comparaisons
sa démarche rather in the manner of an impatient carriage horse tired of waiting outside a house
ce qui est important c’est que VW ne le juge pas
elle regarde
elle le regarde avec attention, avec beaucoup de sérieux, comme elle porte son regard sur tout, avec la même intensité, que ce soit sur un escargot, un couple, le balancement des fleurs
tout ce qui est vu possède une égale importance
c’est vivant, et c’est là
ce n’est pas là par hasard même si c’est dû au hasard de la vie, du mariage, de chemins plus ou moins praticables pour un gastéropode
tout a son importance, sa légitimité à être, il n’y a pas de hiérarchie
l’insecte est aussi irremplaçable que le promeneur pour rendre le paysage complet, complètement
je tente de garder en tête ce que j’ai appris en traduisant Les Vagues
toujours faire attention à la ponctuation, qui est le souffle, qui est la façon d’enrober ce que l’on montre, et essayer de ne pas casser l’ordonnancement de ce qui apparaît en respectant l’ordre d’apparition "à l’écran"
et bien sûr, je n’ai rien oublié, j’ai déjà traduit ce passage pour Des fantômes sous les arbres, et je me souviens bien d’être en colère
il y a le mot murmuring
dans
He could be heard murmuring about forests of Uruguay
murmuring : The action of murmur, v. To talk in a hushed or indistinct voice. To make a low continuous sound, bref, murmurer donc
parler à voix basse, ou même chuchoter, pourquoi pas, ce n’est pas très compliqué de traduire murmuring
dans la traduction de la Pléiade, traduction de référence, LA traduction a priori
voilà comment est traduit He could be heard murmuring about forests of Uruguay
(ce vieil homme secoué par la guerre et par la folie de la guerre qui se penche pour parler avec une fleur, l’image douce, bienveillante, comique mais aussi déchirante, d’un vieil homme abimé par le monde)
"On l’entendit marmotter des divagations sur les forêts d’Uruguay"
à la limite marmotter passe encore ("Parler entre ses dents, remuer les lèvres sans se faire entendre") même si c’est souvent utilisé pour se moquer (exemple du Robert : "Les vieilles marmottent tout le jour leurs Patenôtres comme de vieux singes.") (ou encore : "Chatoff qui avait à peu près perdu la tête, commença à marmotter je ne sais quoi.", Dostoïevski)
mais des "divagations" ?
traduire murmuring par "marmotter des divagations", pour moi c’est comme faire un croche-pied à un texte qui ne peut pas se défendre
c’est regarder en surplomb, et en domination, le plus faible des faibles, le pauvre fou, rendu fou par la vie
une petite violence facile et sans doute inconsciente
c’est mécomprendre totalement ce qu’est et veut dire Kew gardens, ce qu’il signifie pour nous qui aimons VW
(mais bon, je sais bien qu’il y a des choses plus tristes à lire)
j’espère que cette traduction labellisée, certifiée excellente par sa publication dans la Pléiade, n’est pas celle qui est la plus lue
point positif, dans toutes les autres traductions que j’ai en ma possession, personne n’a commis cette faute (car c’est une faute, pas une erreur)
je coince sur
he raised his eyes and fixed them very steadily in front of him while his companion spoke, and directly his companion had done speaking he looked on the ground again and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all
parce que je veux garder cette longueur qui n’est pas découpée de virgules
le geste du jeune homme, le mouvement de son regard est fluide, parfois devant, parfois au sol, ce qui produit une sorte d’effet sinueux qui appuie sur la ligne du temps rythmé ou non de pauses
le jeune homme s’adapte, comme s’il protégeait la parole du vieil homme, comme s’il l’accompagnait (companion apparaît deux fois)
le in front of him dans fixed [his eyes] very steadily in front of him me pose problème, je visualise la scène, j’ai envie d’en rajouter, de traduire par "fixer très régulièrement un point droit devant lui", mais c’est sursaturer le texte, j’ajoute un point, alors qu’il n’y en a pas
et ce n’est pas faux, qu’il n’y en ait pas, il n’y a rien à fixer, pas de point de vue décisif, pas d’objectif, quand on marche à coté d’un homme dont les gestes sont irresolute and pointless
si j’ajoutais ce "point droit devant", je placerais une sorte de marquage, une borne, un repère, à un endroit où c’est le flou qui règne
j’en vient à me demander s’il n’y a pas une sorte de parallélisme à faire entre cette phrase, ligne changeante du regard, bouche ouverte ou fermée, et le vol erratique des papillons au début du texte
j’ai aussi des soucis avec
The elder man had a curiously uneven and shaky method of walking, jerking his hand forward and throwing up his head abruptly
c’est souvent comme ça, je veux dire cette gêne que j’ai, lorsqu’il y a deux verbes proches
jerking et throwing up
et il faut que je me méfie de la symétrie qui me vient en français : les mains sont lancées en avant, j’aurais vite fait de donner à la tête des secousses vers l’arrière pour dire le tiraillement, alors qu’en anglais il n’y a pas de symétrie, c’est beaucoup plus gesticulé / anarchique
je reviens à la phrase précédente (parce que c’est toujours un système de va et vient, ça n’a rien de linéaire cette avancée)
and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all
là il y a le souci des deux sometimes, parfois oui, parfois non, sauf que le parfois-oui ne s’applique que si et seulement si, c’est très bancal, ce oui&non, avec un presque-oui et un très-très-non, la démarche du vieil homme oblige à le suivre en restant totalement désarticulé, et ça voit dans la phrase, là non plus pas de symétrie du tout
(ce qui est au final normal, c’est un jardin à l’anglaise, pas à la française)
ça me force à la gymnastique, comment rendre sans virgules (ou avec le moins possible de virgules) le only et la répétition comme un léger balancement du "parfois"
(c’est là que ce journal de traduction à ciel ouvert m’est utile : en voulant expliquer à autrui pourquoi je coince, je comprends mieux pourquoi je coince, ce qui n’arriverait pas si je traduisais dans mon coin en circuit fermé)
après beaucoup d’autres difficultés pour un si petit passage
(mais c’est très logique avec VW)
j’en arrive à (work in progress) :
Cette fois c’était deux hommes. Le plus jeune des deux montrait une expression d’un calme peut-être artificiel ; il levait les yeux et les fixait résolument droit devant lui pendant que son compagnon parlait, et dès que son compagnon s’était tu il les replongeait vers le sol et parfois il ouvrait les lèvres quand la pause était longue et parfois il ne les ouvrait pas du tout. L’homme plus âgé marchait d’une façon curieusement irrégulière et flageolante, en jetant une main vers l’avant et en secouant soudain la tête, un peu à la façon d’un cheval d’attelage impatient et fatigué d’attendre devant la maison ; mais chez l’homme ces gestes étaient indécis et sans but. Il parlait presque en continu ; se souriait à lui-même et reprenait, comme si le sourire lui avait répondu. Il parlait des esprits – les esprits des morts qui, selon lui, étaient en ce moment même en train de lui raconter des bizarreries de toutes sortes sur leurs expériences au Paradis.
« Le Paradis était connu des anciens sous le nom de Thessalie, William, et maintenant, avec cette guerre, la substance des esprits déferle entre les collines comme le tonnerre. » Il fit une pause, sembla écouter, sourit, secoua la tête et continua :
« Tu prends une petite batterie électrique et un morceau de caoutchouc pour l’isolation du fil – isolation ? isolement ? – bref, passons sur les détails, pas besoin d’entrer dans des détails qui seraient compliqués à comprendre – et pour faire court la petite machine se place n’importe où pourvu que ce soit commode près de la tête de lit, mettons, sur un support d’acajou bien propre. Tout cela très correctement installé par des ouvriers sous ma direction, la veuve y applique son oreille et elle convoque l’esprit d’un signe convenu à l’avance. Les femmes ! Les veuves ! Les femmes en noir. »
Là, il sembla être saisi par la vue au loin d’une robe de femme que l’ombre rendait noire et pourpre. Il ôta son chapeau, se posa la main sur le cœur, et se précipita vers elle tout en grommelant et en gesticulant avec fébrilité. Mais William le tira par la manche et toucha une fleur de l’extrémité de sa canne pour détourner son attention. L’ayant regardée un moment dans une sorte de confusion le vieil homme y pencha son oreille et sembla réagir à une voix qui s’adressait à lui, car il commença à parler des forêts d’Uruguay qu’il avait visitées des siècles auparavant en compagnie de la plus belle jeune femme d’Europe. On pouvait l’entendre dire à voix basse les forêts d’Uruguay couvertes par les pétales de cire des roses tropicales, les rossignols, les plages, les sirènes, les femmes noyées en mer, tandis qu’il souffrait de se voir entraîné par William, sur le visage duquel grandissait lentement une patience stoïque de plus en plus profonde.
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[1] This time they were both men. The younger of the two wore an expression of perhaps unnatural calm ; he raised his eyes and fixed them very steadily in front of him while his companion spoke, and directly his companion had done speaking he looked on the ground again and sometimes opened his lips only after a long pause and sometimes did not open them at all. The elder man had a curiously uneven and shaky method of walking, jerking his hand forward and throwing up his head abruptly, rather in the manner of an impatient carriage horse tired of waiting outside a house ; but in the man these gestures were irresolute and pointless. He talked almost incessantly ; he smiled to himself and again began to talk, as if the smile had been an answer. He was talking about spirits—the spirits of the dead, who, according to him, were even now telling him all sorts of odd things about their experiences in Heaven.
"Heaven was known to the ancients as Thessaly, William, and now, with this war, the spirit matter is rolling between the hills like thunder." He paused, seemed to listen, smiled, jerked his head and continued :
"You have a small electric battery and a piece of rubber to insulate the wire—isolate ?—insulate ?—well, we’ll skip the details, no good going into details that wouldn’t be understood—and in short the little machine stands in any convenient position by the head of the bed, we will say, on a neat mahogany stand. All arrangements being properly fixed by workmen under my direction, the widow applies her ear and summons the spirit by sign as agreed. Women ! Widows ! Women in black----"
Here he seemed to have caught sight of a woman’s dress in the distance, which in the shade looked a purple black. He took off his hat, placed his hand upon his heart, and hurried towards her muttering and gesticulating feverishly. But William caught him by the sleeve and touched a flower with the tip of his walking-stick in order to divert the old man’s attention. After looking at it for a moment in some confusion the old man bent his ear to it and seemed to answer a voice speaking from it, for he began talking about the forests of Uruguay which he had visited hundreds of years ago in company with the most beautiful young woman in Europe. He could be heard murmuring about forests of Uruguay blanketed with the wax petals of tropical roses, nightingales, sea beaches, mermaids, and women drowned at sea, as he suffered himself to be moved on by William, upon whose face the look of stoical patience grew slowly deeper and deeper.
Messages
1. journal de bord de Kew gardens — épisode 5, 10 décembre 2024, 19:08, par brigitte celerier
merci de relever cette tendance à croire que les vieux ne pensent pas (je l’expérimente avec les jeunes les plus récents et les nouvelles bénévoles... je souris et en prends mon parti, sans doute le vieux en fait-il autant même si c’est discrètement...)
bon c’est un détail du texte et de ta réflexion mais l’ai relevé (pardon)
Virginia voit et dit toujours juste... et tu la suis attentivement, en restant toi (juste ce que doit être une traduction, non ? je crois)
2. journal de bord de Kew gardens — épisode 5, 10 décembre 2024, 20:36, par cjeanney
Merci Brigitte (je ne pensais pas autant remanier ma première traduction, toujours sur l’établi, le billot et l’ouvrage, la pierre qui roule, la mousse, enfin tout ça :-)))