journal de bord des Vagues -110 ["au-delà de l’Inde"]
lundi 11 septembre 2023, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(Percival vient de partir pour l’Inde et, dans la grande salle, autour de la table, il laisse Louis, Susan, Jinny et Neville)
– le passage original
‘It is Percival,’ said Louis, ‘sitting silent as he sat among the tickling grasses when the breeze parted the clouds and they formed again, who makes us aware that these attempts to say, “I am this, I am that,” which we make, coming together, like separated parts of one body and soul, are false. Something has been left out from fear. Something has been altered, from vanity. We have tried to accentuate differences. From the desire to be separate we have laid stress upon our faults, and what is particular to us. But there is a chain whirling round, round, in a steel-blue circle beneath.’
‘It is hate, it is love,’ said Susan. That is the furious coal- black stream that makes us dizzy if we look down into it. We stand on a ledge here, but if we look down we turn giddy.’
‘It is love,’ said Jinny, ‘it is hate, such as Susan feels for me because I kissed Louis once in the garden ; because equipped as I am, I make her think when I come in, “My hands are red,” and hide them. But our hatred is almost indistinguishable from our love.’
‘Yet these roaring waters,’ said Neville, ‘upon which we build our crazy platforms are more stable than the wild, the weak and inconsequent cries that we utter when, trying to speak, we rise ; when we reason and jerk out these false sayings, “I am this ; I am that !” Speech is false.
But I eat. I gradually lose all knowledge of particulars as I eat. I am becoming weighed down with food. These delicious mouthfuls of roast duck, fitly piled with vegetables, following each other in exquisite rotation of warmth, weight, sweet and bitter, past my palate, down my gullet, into my stomach, have stabilized my body. I feel quiet, gravity, control. All is solid now. Instinctively my palate now requires and anticipates sweetness and lightness, something sugared and evanescent ; and cool wine, fitting glove-like over those finer nerves that seem to tremble from the roof of my mouth and make it spread (as I drink) into a domed cavern, green with vine leaves, musk-scented, purple with grapes. Now I can look steadily into the mill-race that foams beneath. By what particular name are we to call it ? Let Rhoda speak, whose face I see reflected mistily in the looking-glass opposite ; Rhoda whom I interrupted when she rocked her petals in a brown basin, asking for the pocket-knife that Bernard had stolen. Love is not a whirlpool to her. She is not giddy when she looks down. She looks far away over our heads, beyond India.’
où l’on comprend que Rhoda possède la faculté de voir, réellement voir
qu’elle sait résister aux eaux tumultueuses
(peut-être parce qu’enfant elle s’y est entrainée, en berçant des pétales dans une bassine)
où on apprend aussi qu’il existe des mots et des paroles
les paroles, parce qu’elles s’adressent aux autres, ne disent pas ce qui est, elles fabriquent un portrait incomplet et tronqué, une tromperie
les mots eux, rien qu’en décrivant, parce qu’ils s’adressent à nous, assurent la stabilité de nos échafaudages
ils sont très puissants, car même en s’arrêtant sur une chose aussi pragmatique qu’un repas ou une gorgée de vin (donc rien qui soit philosophique, aucun concept, mais du bassement matériel, assis là, autour d’une table, à l’heure du dîner), ils font sens, et tout avec eux fait sens, au sens premier, au sens véritable de sensation, et ce travail qu’ils font réorganise la vie, de façon à ce qu’elle ne soit pas balayée, envolée, dispersée, engloutie
les mots savent, comme Rhoda, combatte le vertige efficacement
ma plus grande difficulté : escalader ‘Yet these roaring waters,’ said Neville, ‘upon which we build our crazy platforms are more stable than the wild, the weak and inconsequent cries that we utter when, trying to speak, we rise ; when we reason and jerk out these false sayings, “I am this ; I am that !” Speech is false’.
c’est le nerf de ce passage
il y a aussi au tout début the tickling grasses
soit les herbes chatouilleuses (mais cet adjectif à quatre syllabes orales alourdit la phrase déjà longue et je ne veux pas de caressantes, pourtant plus fluide, car dans le paragraphe précédent je l’ai utilisé dans "un ravissement caressant", et j’ai besoin que ce caressant précédent reste unique pour le rendre plus fort)
je remarque aussi à quel point l’écriture de VW aime la déstabilisation, la claudication, refuse la symétrie
par exemple dans Something has been left out from fear. Something has been altered, from vanity. elle place une virgule dans la deuxième phrase pour rompre la répétition
et c’est la même chose avec ‘It is hate, it is love,’ said Susan / ‘It is love,’ said Jinny, ‘it is hate
(je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite, j’avais d’abord traduit en vis-à-vis : C’est la haine, c’est l’amour, dit Susan / C’est l’amour, c’est la haine, dit Jinny, sans doute poussée par les mânes de Victor Hugo)
c’est le genre de petite découverte que je peux faire car je traduis
si je ne faisais que lire est-ce que je l’aurais seulement remarqué ?
– ma proposition
« C’est Percival, dit Louis, silencieux et assis comme il l’était avant au milieu des hautes herbes, quand la brise morcelait les nuages pour qu’ensuite ils se réassemblent, c’est lui qui nous fait comprendre qu’essayer de dire : "je suis ceci, je suis cela" pour être ensemble, comme on rapproche les parties séparées d’un corps et d’une âme, est une erreur. Quelque chose a été oublié par peur. Quelque chose a été altéré, par vanité. Nous avons essayé d’accentuer nos singularités. En voulant nous distinguer, nous avons insisté sur nos défauts, sur ce qui nous est propre. Mais là, tout en bas, il existe une chaîne qui tourne et tourbillonne en cercle bleu acier. »
« C’est la haine, c’est l’amour, dit Susan. C’est un fleuve furieux et noir comme le charbon, il nous donne le tournis quand nous baissons les yeux. Nous nous tenons sur le rebord ici, mais si nous regardons en bas nous sommes pris de vertige. »
« C’est l’amour, dit Jinny, c’est la haine, celle que Susan me porte parce qu’un jour j’ai embrassé Louis dans le jardin ; parce que, armée comme je le suis, quand j’entre dans une pièce, je l’oblige à penser "mes mains sont rouges" et elle les cache. Notre haine est presque indissociable de notre amour. »
« Pourtant, dit Neville, ces eaux qui grondent et sur lesquelles nous bâtissons nos plates-formes folles sont plus stables que les cris sauvages, les cris faibles et illogiques qui nous échappent quand, cherchant à prendre la parole, nous nous levons ; nous raisonnons et lançons des affirmations fausses, "je suis ceci, je suis cela !" La parole ment.
Mais je mange. Je perds peu à peu la notion des détails au fur et à mesure que je mange. Je m’alourdis de nourriture. Ces délicieuses bouchées de canard rôti assorties de légumes, avec leur exquise alternance, chaleur, poids, douceur, amertume, en passant par mon palais, ma gorge et mon estomac, ont stabilisé mon corps. Je suis calme, assuré, maître de moi. Tout est solide maintenant. Spontanément, ma bouche réclame et anticipe douceur, légèreté, quelque chose qui soit sucré, évanescent ; du vin frais s’ajuste parfaitement aux nerfs fins et vibrants qui élargissent (je bois) la voûte de mon palais en une sorte de dôme caverneux, vert de feuilles de vigne, parfumé de musc, pourpre de raisins. Je peux maintenant regarder calmement le flot écumant tout en bas. Quel nom lui trouver ? Laissons parler Rhoda, elle dont je distingue mal le visage dans le miroir d’en face ; Rhoda que j’ai interrompue, alors qu’elle berçait des pétales dans sa bassine brune, en lui demandant le canif que Bernard avait volé. L’amour n’est pas un tourbillon pour elle. Elle n’a pas le vertige lorsqu’elle baisse les yeux. Elle regarde loin, très loin au-dessus de nos têtes, au-delà de l’Inde. »
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( work in progress )
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