journal de bord des Vagues -127 ["Dors, je dis dors"]
mardi 31 octobre 2023, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(après la voix de Louis – et on a senti l’emprise des années qui passent, les personnages ne sont plus des jeunes gens, on dirait qu’ils s’alourdissent – voici la voix de Susan)
– le passage original
’Summer comes, and winter,’ said Susan. ’The seasons pass. The pear fills itself and drops from the tree. The dead leaf rests on its edge. But steam has obscured the window. I sit by the fire watching the kettle boil. I see the pear tree through the streaked steam on the window-pane.
’Sleep, sleep, I croon, whether it is summer or winter, May or November. Sleep I sing–I, who am unmelodious and hear no music save rustic music when a dog barks, a bell tinkles, or wheels crunch upon the gravel. I sing my song by the fire like an old shell murmuring on the beach. Sleep, sleep, I say, warning off with my voice all who rattle milk-cans, fire at rooks, shoot rabbits, or in any way bring the shock of destruction near this wicker cradle, laden with soft limbs, curled under a pink coverlet.
’I have lost my indifference, my blank eyes, my pear-shaped eyes that saw to the root. I am no longer January, May or any other season, but am all spun to a fine thread round the cradle, wrapping in a cocoon made of my own blood the delicate limbs of my baby. Sleep, I say, and feel within me uprush some wilder, darker violence, so that I would fell down with one blow any intruder, any snatcher, who should break into this room and wake the sleeper.
’I pad about the house all day long in apron and slippers, like my mother who died of cancer. Whether it is summer, whether it is winter, I no longer know by the moor grass, and the heath flower ; only by the steam on the window-pane, or the frost on the window-pane. When the lark peels high his ring of sound and it falls through the air like an apple paring, I stoop ; I feed my baby. I, who used to walk through beech woods noting the jay’s feather turning blue as it falls, past the shepherd and the tramp, who stared at the woman squatted beside a tilted cart in a ditch, go from room to room with a duster. Sleep, I say, desiring sleep to fall like a blanket of down and cover these weak limbs ; demanding that life shall sheathe its claws and gird its lightning and pass by, making of my own body a hollow, a warm shelter for my child to sleep in. Sleep, I say, sleep. Or I go to the window, I look at the rook’s high nest ; and the pear tree. "His eyes will see when mine are shut," I think. "I shall go mixed with them beyond my body and shall see India. He will come home, bringing trophies to be laid at my feet. He will increase my possessions."
’But I never rise at dawn and see the purple drops in the cabbage leaves ; the red drops in the roses. I do not watch the setter nose in a circle, or lie at night watching the leaves hide the stars and the stars move and the leaves hang still. The butcher calls ; the milk has to be stood under a shade lest it should sour.
’Sleep, I say, sleep, as the kettle boils and its breath comes thicker and thicker issuing in one jet from the spout. So life fills my veins. So life pours through my limbs. So I am driven forward, till I could cry, as I move from dawn to dusk opening and shutting, "No more. I am glutted with natural happiness." Yet more will come, more children ; more cradles, more baskets in the kitchen and hams ripening ; and onions glistening ; and more beds of lettuce and potatoes. I am blown like a leaf by the gale ; now brushing the wet grass, now whirled up. I am glutted with natural happiness ; and wish sometimes that the fullness would pass from me and the weight of the sleeping house rise, when we sit reading, and I stay the thread at the eye of my needle. The lamp kindles a fire in the dark pane. A fire burns in the heart of the ivy. I see a lit-up street in the evergreens. I hear traffic in the brush of the wind down the lane, and broken voices, and laughter, and Jinny who cries as the door opens, "Come, come !"
’But no sound breaks the silence of our house, where the fields sigh close to the door. The wind washes through the elm trees ; a moth hits the lamp ; a cow lows ; a crack of sound starts in the rafter, and I push my thread through the needle and murmur, "Sleep."’
c’est vraiment un passage très fort
je tente de le traduire en lui conservant sa forme brumeuse, flottante
déliée du temps
on n’entend que quelques sons
on ne voit que quelques images fugitives
la seule certitude est le berceau
et la ténacité, la force qui se dresse en halo lumineux autour de lui
il y a ce refrain qui revient
cette berceuse
mais tout couve sous la voix de Susan
tout est calfeutré, rendu muet
(ses désirs d’espaces, sa frustration, sa résignation à vivre un temps sans fin, étale, sans la soif d’étincelles qu’apporte une Jinny)
ce passage est un repliement
(si c’était un ballet, ce serait la mort du lac des cygnes, quand la danseuse cesse de palpiter, rassemble ses bras, se recroqueville)
ce repliement est douloureux
comme une longue balafre que personne ne voit
la phrase qui me frappe le plus, c’est
But no sound breaks the silence of our house, where the fields sigh close to the door.
je ne sais pas quoi faire de ce where
ce serait plus simple pour moi si c’était un when
ce where là est comme glissant
comme s’il s’était élargi d’un coup, et la phrase me donne l’idée de quelque chose qui a trébuché
on voulait parler de la maison, on ne peut pas s’y limiter
comme si avec le where il y avait cette bourrasque de vent dont Susan parle plus haut
et les champs s’engouffrent
ils soupirent contre la porte comme un chien qui veut rentrer
je ne sais pas quoi faire de ce where, vraiment
Michel Cusin n’est pas tremblant, lui (il est très fort) :
"Mais aucun son ne rompt le silence de notre maison, où les champs viennent bruire jusqu’à la porte."
Cécile Wajbrot a dû penser comme moi :
"Mais rien ne rompt le silence de notre maison quand les champs soupirent à la porte."
Et Marguerite Yourcenar aussi a visiblement été gênée par le where :
"Mais rien n’interrompt le silence, chez nous, dans la maison partout environnée du soupir des champs de blés."
n’étant pas plus avancée, je transforme ce where en and
et je vais essayer d’expliquer pourquoi
même si c’est un peu brumeux dans mon esprit
VW s’appuie sur les now si souvent dans Les Vagues
ce now est presque une sonorité qui berce (comme Susan avec Sleep, I say, sleep)
je vois ce now si présent, si souvent, comme un mot familier, un ami pour VW
et moi aussi j’ai un mot ami
ce mot c’est "et"
j’en mets sans doute trop, sûrement trop, un peu partout là où il n’y en a pas besoin
mais le "et" est pour moi une sorte de présence sur laquelle je peux compter
un repère, presqu’un soulagement
(comme dans une assemblée de gens inconnus on repère un visage habituel)
c’est ce qui fait que je change le where en and
(et la petitesse d’un "et" fait que sa présence ne risque pas de tout abimer)
– ma proposition
« L’été vient, et l’hiver, dit Susan. Les saisons passent. La poire enfle et se laisse tomber de l’arbre comme une goutte. La feuille morte repose sur le côté. Mais la vapeur a obscurci la fenêtre. Assise près du feu, je surveille la bouilloire. Je peux voir le poirier à travers les coulures de buée sur la vitre.
Dors, dors, je fredonne, l’été comme l’hiver, en mai comme en novembre. Dors, je chante – moi qui n’ai pas l’oreille musicale, moi qui n’entends pas d’autre musique que la mélodie frustre des aboiements de chiens, des cloches qui sonnent ou du crissement des roues sur le gravier. Je fredonne ma chanson près du feu comme murmure un vieux coquillage sur la plage. Dors, je dis dors, et ma voix lance un avertissement, à ceux qui heurtent des bidons de lait, ceux qui chassent les corbeaux ou tirent sur des lapins, tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, apportent le choc de la destruction près du berceau d’osier chargé de petits membres doux, blottis dans une couverture rose.
J’ai perdu mon indifférence, mes yeux vides, mes yeux étirés en amandes qui savaient voir sous les racines. Je ne suis ni janvier ni mai, ni aucune autre saison, je suis le fil fin tissé autour du berceau, emmitouflant du cocon qu’est ma chair les membres délicats de mon bébé. Dors, je dis dors, et je sens monter en moi une bouffée de violence, sombre, sauvage, capable de mettre à bas et d’un seul coup n’importe qui, intrus, voleur, quiconque aurait l’idée de pénétrer ici et de réveiller le dormeur.
Je marche à pas feutrés dans la maison toute la journée en tablier et en pantoufles, comme ma mère avant moi, morte du cancer. Je ne reconnais plus l’été ou l’hiver à leurs herbes des marais ou aux fleurs de bruyère, mais parce qu’il y a de la buée ou du givre sur la vitre. Quand l’alouette lance très haut sa ronde de sons qui dégringolent comme la pelure d’une pomme, je me penche ; je nourris mon bébé. Moi qui avais l’habitude de marcher dans les forêts de hêtres, de voir la plume du geai tournoyer et bleuir dans sa chute, de croiser le berger, le vagabond, et de fixer la femme accroupie dans le fossé près d’une charrette renversée, je passe d’une pièce à l’autre avec un chiffon. Dors, je dis dors, je demande au sommeil de venir se poser comme l’édredon rempli de plumes pour recouvrir les membres fragiles ; j’ordonne à la vie de rentrer ses griffes, de ravaler ses éclairs et de s’écarter, mon propre corps formant une cavité, un abri chaud où mon enfant pourra dormir. Dors, je dis dors. Ou bien je vais à la fenêtre, je regarde tout en haut le nid du corbeau ; le poirier. Je pense "Ses yeux verront quand les miens seront fermés. Je me fondrai dans son regard et je verrai l’Inde. Il reviendra à la maison, déposera des trophées à mes pieds. Agrandira mon territoire."
Mais je ne me lève jamais à l’aube et je ne vois pas les gouttes de rosée violettes sur les feuilles de chou ; la rosée rouge sur les roses. Je ne regarde plus mon chien flairer en ronds, ni ne m’allonge la nuit pour voir les feuilles qui cachent les étoiles, les étoiles bougent, les feuilles restent au même endroit. Le boucher vient ; il faut mettre le lait à l’ombre, sinon il devient aigre.
Dors, je dis dors, tandis que la bouilloire chauffe et que de son bec sort un souffle, épais, épais. Et ainsi la vie gonfle mes veines. Et ainsi la vie se déverse dans mes membres. Et ainsi je vais d’aubes en crépuscules, ouvrant et refermant, entraînée vers l’avant à tel point que j’aurais envie de crier parfois : "Assez. Je déborde avec tout ce bonheur naturel." Pourtant il en viendra encore, il y aura toujours plus d’enfants ; plus de berceaux et de paniers dans la cuisine, encore plus de jambons qui sèchent ; et des oignons luisants encore ; et des lits de laitues et de pommes de terre. Je suis soufflée, comme une feuille au vent violent ; frottant l’herbe mouillée par moment, tourbillonnant à d’autres. Je déborde, de tout ce bonheur naturel ; au point de souhaiter quelquefois que ce trop plein s’en aille, qu’il parte avec le poids de la maison qui dort, quand nous lisons et que je lance un fil à travers le chas de l’aiguille. Les lampes allument un feu sur la vitre. Du feu brûle au cœur du lierre. Dans le feuillage persistant, je vois une rue éclairée. Dans le souffle du vent, j’entends l’agitation de la ruelle, les voix éraillées et les rires, et Jinny qui crie à chaque fois que la porte s’ouvre : "Viens ! Viens !"
Mais aucun son ne brise le silence de notre maison, et les champs soupirent à la porte. Le vent baigne les ormes ; une phalène se cogne contre une lampe ; une vache meugle ; une poutre craque et, poussant un fil à travers le chas de mon aiguille, je murmure "Dors." »
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Messages
1. journal de bord des Vagues -127 ["Dors, je dis dors"], 31 octobre 2023, 19:17
j’aimais bien le où mais me rends au et (pas si minuscule, s’impose maintenant qu’il est venu...
j’aime le "comme un vieux coquillage sur la plage". J’aime la façon dont avec ses dors elle marque le changement de sa vie avec la maternité et son désir que rien ne le dérange.. Mais s’il y a tous les je ne ... pas, il y a aussi la force de. ce renoncemzn "Assez. Je déborde avec tout ce bonheur naturel.""
1. journal de bord des Vagues -127 ["Dors, je dis dors"], 1er novembre 2023, 08:08, par C Jeanney
oui, il y a ce Assez ! (pas de point d’exclamation dans le texte, mais il aurait pu y être)
et j’ai aussi réalisé une chose (j’ai oublié d’en parler dans mon commentaire) : Susan n’a pas pris la parole lorsque tous ont été frappés par la mort de Percival. Elle ne mentionne pas son nom, mais elle en fait une sorte de deuil ici, lorsqu’elle imagine que son enfant verra l’Inde (il y a une sorte de filiation qui s’installe, comme s’il y avait résurrection, un passage de témoin qu’elle fabrique entre le Percival adulte et ce bébé, un peu comme si elle "ré-inventait", ou faisait naître Percival à nouveau) . C’est très léger et comme sous-entendu, mais ça n’est pas le hasard, l’apparition unique de ce mot "Inde", ici
(et c’est aussi le genre de détails que j’aurais pu manquer si j’avais seulement lu et pas traduit)