journal de bord des Vagues -153 ["je range mes phrases comme des vêtements dans un placard"]
mardi 12 décembre 2023, par
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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)
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(Bernard continue le monologue qu’il a commencé précédemment, et celui de Louis s’amorce)
– le passage original
’I pass from house to house like the friars in the Middle Ages who cozened the wives and girls with beads and ballads. I am a traveller, a pedlar, paying for my lodging with a ballad ; I am an indiscriminate, an easily pleased guest ; often putting up in the best room in a four-poster ; then lying in a barn on a haystack. I don’t mind the fleas and find no fault with silk either. I am very tolerant. I am not a moralist. I have too great a sense of the shortness of life and its temptations to rule red lines. Yet I am not so indiscriminate as you think, judging me—as you judge me—from my fluency. I have a little dagger of contempt and severity hidden up my sleeve. But I am apt to be deflected. I make stories. I twist up toys out of anything. A girl sits at a cottage door ; she is waiting ; for whom ? Seduced, or not seduced ? The headmaster sees the hole in the carpet. He sighs. His wife, drawing her fingers through the waves of her still abundant hair, reflects—et cetera. Waves of hands, hesitations at street corners, someone dropping a cigarette into the gutter—all are stories. But which is the true story ? That I do not know. Hence I keep my phrases hung like clothes in a cupboard, waiting for someone to wear them. Thus waiting, thus speculating, making this note and then another, I do not cling to life. I shall be brushed like a bee from a sunflower. My philosophy, always accumulating, welling up moment by moment, runs like quicksilver a dozen ways at once. But Louis, wild-eyed but severe, in his attic, in his office, has formed unalterable conclusions upon the true nature of what is to be known.’
’It breaks,’ said Louis, ’the thread I try to spin ; your laughter breaks it, your indifference, also your beauty. Jinny broke the thread when she kissed me in the garden years ago. The boasting boys mocked me at school for my Australian accent and broke it. "This is the meaning," I say ; and then start with a pang—vanity. "Listen," I say, "to the nightingale, who sings among the trampling feet ; the conquests and migrations. Believe—" and then am twitched asunder. Over broken tiles and splinters of glass I pick my way. Different lights fall, making the ordinary leopard spotted and strange. This moment of reconciliation, when we meet together united, this evening moment, with its wine and shaking leaves, and youth coming up from the river in white flannels, carrying cushions, is to me black with the shadows of dungeons and the tortures and infamies practised by man upon man. So imperfect are my senses they never blot out with one purple the serious charge that my reason adds and adds against us, even as we sit here. What is the solution, I ask myself, and the bridge ? How can I reduce these dazzling, these dancing apparitions to one line capable of linking all in one ? So I ponder ; and you meanwhile observe maliciously my pursed lips, my sallow cheeks and my invariable frown.
première phrase et première énigme avec cozened
dans
who cozened the wives and girls with beads and ballads
cozened, tromper, leurrer, mystifier, embobiner, blouser, j’ai le sens, mais il me faut le niveau de langage, car empapaouter n’est pas forcément bienvenu
le verbe "abuser" ("user mal"/"faire abus") pourrait convenir s’il n’avait pas aussi le sens de violenter
dans
I have too great a sense of the shortness of life and its temptations to rule red lines.
c’est le to rule red lines qui m’interpelle
je n’ai pas envie de me contenter de "tracer des lignes rouges"
to rule, diriger, régner, gouverner
c’est la griffe du professeur dans la marge de la copie
But I am apt to be deflected
je voudrais garder le "Je" dans la formulation, le pronom agissant
Bernard admet ses limites
et le fait que ce soit lui qui les admet apparaît moins si j’écris "on", comme par exemple, "Mais on peut toujours me dévier"
le plus simple serait de traduire par "Mais je peux manquer mon coup", ou "mais je peux rater ma cible"
c’est le I am apt to, donc "Je suis susceptible de" que je trouve trop clinique/mécanique, ce que Bernard n’est pas du tout, mais c’est aussi une façon de dire que c’est dans sa nature de ne pas pouvoir assurer la sûreté des coups qu’il porte
la découverte la plus énorme pour moi dans ce passage est
his wife, drawing her fingers through the waves of her still abundant hair, reflects—et cetera. Waves of hands, hesitations at street corners, someone dropping a cigarette into the gutter—all are stories
deux fois waves
waves of her still abundant hair
et
Waves of hands
je suis à bien plus de la moitié du livre maintenant
et pas une seule fois je n’ai pensé que dans waves of hands (signes de la main)
il y avait waves, vagues (le rôle titre comme on dit au cinéma)
et il va bien falloir que cela passe quelque part dans la traduction
"Listen," I say, "to the nightingale, who sings among the trampling feet
Écoutez le chant du rossignol au-dessus des bruits de pas, des bruits de piétinements, écoutez le rossignol chanter dans la foule qui piétine, écoutez le rossignol qui chante quand la foule piétine, écoutez, au milieu du bruit que font les pas, chanter le rossignol (et ce n’est pas fini, ce n’est pas Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, c’est Tentative d’épuisement d’un chant d’oiseau dans le boucan d’une armée de pieds)
mon souci c’est que dans la phrase à traduire, il n’y a ni le mot "bruit" ni le mot "foule"
littéralement c’est
"Écoutez le rossignol, qui chante au milieu du pied qui piétine"
(un seul pied, donc la foule est dans nos têtes, et un seul chant, donc le bruit d’autres pieds c’est nous qui le convoquons)
l’exemple même de la phrase dense et serrée de VW que je ne peux que déliter, délayer, en français :
Different lights fall, making the ordinary leopard spotted and strange.
(dix mots qui passent avec moi à dix-huit)
(et je manque peut-être l’instantané, la vision fugace, la fulgurance même de la lumière)
ce chapitre entier, cette nouvelle réunion de tous les personnages, maintenant d’âges mûrs,
montre que chacun a suivi un chemin précis, creusé une route déterminée (ou prédéterminée, ou luttant contre cette détermination)
peuvent-ils encore, les uns les autres, se comprendre ?
avec la vision qu’a Neville de Susan
et Susan de Neville
et ici la façon dont Bernard envisage Louis
le décalage avec le temps s’est accentué
(et qu’est-ce qui est vrai, entre la vue qu’on a de soi et celle que l’autre porte sur nous)
(ou bien les deux sont vraies, ensemble ou alternativement, par vagues, c’est possible)
– ma proposition
Je vais de maison en maison comme les frères du Moyen âge qui dupaient mères et filles avec des ballades, des chapelets. Je suis un voyageur, un colporteur, qui paie son séjour d’une chanson ; accommodant, facilement satisfait ; dormant souvent dans la meilleure des chambres, celle avec lit à baldaquin ; ou couchant sur le foin d’une grange. Les puces ne me dérangent pas et je n’ai rien contre la soie. Je suis très tolérant. Je ne suis pas moraliste. J’ai trop conscience de la brièveté de la vie et de ses tentations pour la corriger d’un trait rouge. Pourtant, je suis moins indulgent que vous ne le jugez – et vous me jugez – en vous fiant à ma seule aisance. J’ai un petit poignard de mépris et de sévérité dans le creux de ma manche. Cela dit, je suis à même d’être esquivé. Je fabrique des histoires. J’entortille mes jouets à partir de n’importe quoi. Une jeune fille est assise devant la porte d’un cottage ; et elle attend ; qui ? Séduite ou pas du tout ? Le recteur découvre un trou dans le tapis. Et il soupire. Sa femme, passant les doigts entre les vagues d’une chevelure encore opulente, réfléchit — etc. Vagues de signes, hésitations au coin des rues, quelqu’un jetant sa cigarette dans le caniveau : tout cela forme des histoires. Parmi toutes, laquelle est la vraie ? Ça, je ne sais pas. Alors je range mes phrases comme des vêtements dans un placard, attendant que quelqu’un les porte. Et pendant que j’attends ainsi, que je spécule et que je prends des notes, je ne me cramponne pas à la vie. Je serai balayé, comme l’abeille sur le tournesol. Ce qui fait ma philosophie s’accumule sans cesse, grossit, moment après moment, puis bondit comme le vif-argent dans douze directions à la fois. Alors que Louis, en revanche, les yeux hallucinés et graves, a su forger, dans sa mansarde et depuis son bureau, des conclusions définitives sur la vraie nature du savoir. »
« Il se brise, dit Louis, le fil que je tente de tirer ; votre rire le brise, votre indifférence, votre beauté aussi. Jinny, lorsqu’elle m’a embrassé dans le jardin, l’a brisé il y a des années. Et à l’école, les élèves avec leur vantardise, en se moquant de moi et de mon accent australien, l’ont brisé. Je dis "Voici quel sens donner" ; et je commence, le cœur battant – quelle vanité. Je dis "Écoutez le rossignol chanter dans le martellement des pas ; les conquêtes et les migrations. Comprenez que…" – et je finis écartelé. Je cherche mon chemin dans les éclats de verre et les tuiles fracassées. En tombant, les lumières changeantes donnent aux choses les plus simples des taches léopard et les rendent étranges. Ce temps de réconciliation, ce moment où nous sommes réunis ici, avec du vin, des feuilles agitées par la brise, des kyrielles de jeunes gens, bras chargés de coussins, vêtus de flanelle blanche, le long du fleuve, tout est noirci par l’ombre des cachots, des tortures et de ces infamies que l’homme inflige à l’homme. Mes sens, si imparfaits, ne parviennent pas à gommer de violet les graves accusations que ma raison amasse et amasse contre nous, même quand nous sommes ici assis ensemble. Quelle est la solution, je me pose la question, où trouver une passerelle ? Comment puis-je tirer de ces apparitions dansantes, éblouissantes, un fil unique, qui saura tout relier ? Alors je réfléchis ; et vous pointez, sans bienveillance, mes lèvres pincées, mes joues jaunes et mes sourcils froncés perpétuellement.
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( work in progress )
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