TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -159 ["Je tiens cette main fermement, n’importe laquelle"]

vendredi 22 décembre 2023, par C Jeanney

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(journal de bord de ma traduction de
The Waves de V Woolf)

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(après l’aparté entre Rhoda et Louis, la conversation reprend)

 le passage original

’It is true, and I know for a fact,’ said Bernard, ’as we walk down this avenue, that a King, riding, fell over a molehill here. But how strange it seems to set against the whirling abysses of infinite space a little figure with a golden teapot on his head. Soon one recovers belief in figures : but not at once in what they put on their heads. Our English past—one inch of light. Then people put teapots on their heads and say, "I am a King !" No, I try to recover, as we walk, the sense of time, but with that streaming darkness in my eyes I have lost my grip. This Palace seems light as a cloud set for a moment on the sky. It is a trick of the mind—to put Kings on their thrones, one following another, with crowns on their heads. And we ourselves, walking six abreast, what do we oppose, with this random flicker of light in us that we call brain and feeling, how can we do battle against this flood ; what has permanence ? Our lives too stream away, down the unlighted avenues, past the strip of time, unidentified. Once Neville threw a poem at my head. Feeling a sudden conviction of immortality, I said, "I too know what Shakespeare knew." But that has gone.’
’Unreasonably, ridiculously,’ said Neville, ’as we walk, time comes back. A dog does it, prancing. The machine works. Age makes hoary that gateway. Three hundred years now seem more than a moment vanished against that dog. King William mounts his horse wearing a wig, and the court ladies sweep the turf with their embroidered panniers. I am beginning to be convinced, as we walk, that the fate of Europe is of immense importance, and, ridiculous as it still seems, that all depends upon the battle of Blenheim. Yes ; I declare, as we pass through this gateway, it is the present moment ; I am become a subject of King George.’
’While we advance down this avenue,’ said Louis, ’I leaning slightly upon Jinny, Bernard arm-in-arm with Neville, and Susan with her hand in mine, it is difficult not to weep calling ourselves little children, praying that God may keep us safe while we sleep. It is sweet to sing together, clasping hands, afraid of the dark, while Miss Curry plays the harmonium.’
’The iron gates have rolled back,’ said Jinny. ’Time’s fangs have ceased their devouring. We have triumphed over the abysses of space, with rouge, with powder, with flimsy pocket-handkerchiefs.’
’I grasp, I hold fast,’ said Susan. ’I hold firmly to this hand, anyone’s, with love, with hatred ; it does not matter which.’
’The still mood, the disembodied mood is on us,’ said Rhoda, ’and we enjoy this momentary alleviation (it is not often that one has no anxiety) when the walls of the mind become transparent. Wren’s palace, like the quartet played to the dry and stranded people in the stalls, makes an oblong. A square is stood upon the oblong and we say, "This is our dwelling-place. The structure is now visible. Very little is left outside."’



c’est très difficile pour moi ce passage, parce que j’ai tenté de reprendre l’écriture d’un ancien texte personnel ce qui m’a éloignée des Vagues, je le sais pourtant, dès que je m’écarte un peu ou que je fais une pause, j’ai l’impression de reprendre l’escalade depuis le bas de la montagne, encore et encore, et c’est encore plus dur

c’est sans doute pour cette raison que je ne n’arrive pas à décrypter ce qui se passe
je traduis mécaniquement, je remplace un mot anglais par un mot français, sans perspective, sans prendre de hauteur, le nez collé aux cailloux
et justement c’est un passage qui parle de haut
qui parle depuis les hauteurs, comme les images qu’envoie un drone avec sa caméra
il faut que je traduise "vu d’avion"
que je regarde le mouvement de loin
c’est une descente, down, down, l’avenue ne cesse pas d’être descendue
ils sont tous ensemble et descendent, mais comme des gouttes séparées ruissellent chacun leur trajectoire même si la descente est commune

j’ai un problème de verbe
dans le premier paragraphe, Bernard parle d’opposer une petite figurine aux abysses du temps
But how strange it seems to set against the whirling abysses of infinite space a little figure
le verbe est set against
(dresser contre, brandir face à)
et plus loin, un nuage passe dans le ciel
tout du moins on pourrait le traduire ainsi
This Palace seems light as a cloud set for a moment on the sky.
on pourrait dire qu’il passe, à cause de for a moment
sauf que le verbe est set
(qui pourrait aussi donner dans le fixé, le figé, le durci, peut-être que là aussi il y a opposition) (comme deux images superposées peut-être : la figurine pour contrer les abysses, le palais comme un nuage qui voudrait s’opposer au ciel)

j’ai aussi un énorme souci avec figure
dans a little figure with a golden teapot on his head
il me faut un mot qui donne l’idée d’un petit pantin, un petit bonhomme
quelque chose de ridiculement petit, un jouet dérisoire

le mot figure arrive deux fois, c’est à dire que je dois reprendre ce même mot deux fois, à l’identique, même si chacune des phrases emmène le mot un peu ailleurs
le pantin est bien visible dans a little figure with a golden teapot on his head
mais dans Soon one recovers belief in figures c’est un personnage, un personnage connu, un héros, un point de repère

je cherche, mais j’ai bien peur de chercher un mot qui n’existe pas
(ce qui m’arrive souvent quand je traduis)

je regarde ce qu’a répondu Michel Cusin à ce problème
"une petite silhouette coiffée d’une théière dorée" — "Assez vite on se remet à croire aux silhouettes"
(pour moi, mais c’est juste mon ressenti, le mot silhouette est trop long, trop dessiné, scriptural, esthétique)
je regarde du côté de Cécile Wajsbrot
"une figurine portant une théière dorée sur la tête" — "On retrouve vite foi dans les figures"
(les deux mots ne soient pas les mêmes, mais l’idée est exactement celle que j’ai en tête) (sauf que je ne veux qu’un mot au lieu de deux)
chez Marguerite Yourcenar
"un petit personnage couronné d’une espèce de théière en or" — On recouvre assez vite la foi qu’on accordait aux personnages"
(j’ai peur que "personnage" soit trop littéraire, littéral, parce que ça convoque tout de suite l’espace de la fiction, de la narration)

je crois que je vais essayer d’aller au plus simple

Our English past—one inch of ligh
c’est le inch qui me cause du souci, je ne veux pas le traduire par "pouce", il faut que je trouve une mesure en français qui corresponde (et pas en centimètres) (ce qui donnerait un effet bizarre)

en fait, je comprends à mi-parcours pourquoi j’étais perdue avec ce passage
à cause de la pause que j’ai faite, le moment qui a précédé l’aparté entre Louis et Rhoda s’était estompé
et c’est lui qui explique tout
le temps a été figé, suspendu, pris dans une goutte d’ambre, immobilisé
et ici il reprend
il reprend dans tous ses aspects, temps court, temps long
la suite des rois, le chien qui passe
et tout se remet en place
c’est pourquoi Rhoda retrouve l’image de la "maison parfaite" offerte par la musique

il faut voir ce passage comme une descente vers le réel, down, down
juste avant il y a eu cette montée, puis une stabilisation, temps arrêté
le sablier se retourne
(ça peut sembler bête mais si je vois les choses ainsi, en trouvant le mouvement de chaque passage, je comprends mieux ce qui est exposé)

c’est à cause de la reprise du temps qu’au moment de traduire I am become a subject of King George je choisis de mettre "redevenir" au lieu de "devenir"
Louis ne devient pas soudainement sujet du roi, citoyen d’Angleterre, il le redevient, le court des choses reprend sa marche normale

plus haut, je me suis posé beaucoup de questions pour unidentified
dans Our lives too stream away, down the unlighted avenues, past the strip of time, unidentified.
dans un premier temps j’avais mis "anonymes"
mais quelque chose manque, je ne saurais pas dire quoi

je vais essayer d’enchaîner directement avec la suite
(qu’au moins mes difficultés après une pause me servent de leçon)

en tout cas, ce que je retiens de ce passage
c’est que Bernard, l’écrivain, celui qui note tout
ne peut pas "retrouver le temps" sans la présence des autres
(No, I try to recover, as we walk, the sense of time, but with that streaming darkness in my eyes I have lost my grip.)
c’est grâce aux autres et grâce à ce que chacun offre de prises au réel qu’il "retombe sur ses pattes"
Neville s’emparant de la marche du monde
Louis amarré aux affects si puissants
Jinny portant les seules armes de l’apparence
Susan ne possédant que l’amour
et Rhoda, entre mysticisme et entendement, dans le désir de voir plus large, au large, comme elle le fait toujours


 ma proposition

« C’est vrai, et je tiens pour un fait avéré, dit Bernard, qu’ici même, dans cette avenue que nous descendons, un roi est tombé de cheval, désarçonné par une taupinière. Mais comme il est étrange d’opposer aux tourbillons abyssaux d’un espace sans limites une petite figure avec une théière dorée sur la tête. Bientôt, on se remet à croire aux figures : mais pas à ce qu’elles ont sur la tête. Notre passé anglais — une fraction de lumière. Et les gens se mettent des théières sur la tête et disent : "Je suis le roi !" Non, je tente de retrouver, tandis que nous marchons, la notion du temps, mais avec tout ce noir qui coule devant mes yeux je dois lâcher prise. Ce palais semble aussi léger qu’un nuage qui se serait figé une seconde dans le ciel. Notre esprit nous joue cette farce — poser des rois sur un trône, l’un après l’autre, une couronne sur la tête. Et nous qui marchons de front, tous les six animés par cette sorte de lueur hasardeuse que nous appelons cerveau ou sentiment, comment pouvons-nous lutter contre ce courant ; qu’est-ce qui est appelé à durer ? Nos vies aussi ruissellent en descendant le long d’avenues privées de lumière, et elles passent sur le ruban du temps, sans identités. Un jour Neville m’a jeté un poème au visage. Avec le sentiment soudain d’être immortel, j’ai répondu "Je sais moi aussi ce que savait Shakespeare". Mais ça s’est évanoui. »
« De façon ridiculement absurde, dit Neville, tandis que nous marchons, le temps revient. Il suffit qu’un chien trottine. La machine fonctionne. L’âge fait blanchir ce portail. Trois cents ans semblent maintenant peser bien plus qu’un moment fugitif face à ce chien. Le roi Guillaume monte à cheval, coiffé de sa perruque, et les dames de la cour balaient le gazon de leurs traînes brodées. Je commence à être convaincu, tout en marchant, que le sort de l’Europe est d’une grande importance et, aussi ridicule que cela puisse sembler, que tout dépend de la bataille de Blenheim. Oui ; je le déclare, alors que nous passons cette porte, le moment présent est bien là ; je suis redevenu un sujet du roi George. »
« Et tandis que nous descendons cette avenue, dit Louis, moi légèrement appuyée contre Jinny, Bernard bras dessus bras dessous avec Neville, et Susan, sa main dans la mienne, et il est difficile de ne pas pleurer en nous voyant, petits enfants, prier Dieu de nous garder en sécurité dans le sommeil. Il est doux de chanter ensemble, mains jointes, lorsque la peur du noir est là et que Miss Curry joue de l’harmonium. »
« Les portes de fer se sont refermées, dit Jinny. La mâchoire du temps a cessé de nous dévorer. Nous avons triomphé de l’espace abyssal, avec du rouge, de la poudre de riz, et des mouchoirs légers. »
« Je serre, je tiens bon, dit Susan. Je tiens cette main fermement, n’importe laquelle, avec amour, avec haine ; peu importe. »
« Une atmosphère calme, immatérielle, plane sur nous, dit Rhoda, c’est un soulagement temporaire qui nous plaît (il est rare que l’angoisse s’efface), quand les parois de nos esprits deviennent plus transparentes. Le palais de Wren, tout comme le quatuor qui jouait pour un public échoué au sec, dans des fauteuils d’orchestre, forme un rectangle. Un carré est posé sur ce rectangle, et nous pouvons dire : "Voilà notre demeure." La structure est maintenant visible. Presque rien n’est laissé à l’écart. »

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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