journal de bord des Vagues -186 ["Mince comme un fantôme, ne laissant aucune trace"]
jeudi 18 juillet 2024, par
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(le repas de Bernard avec un convive mutique se poursuit
de plus en plus gravement, profondément,
puisqu’arrivé au point où, parlant de son état d’esprit, il déclare
« Terminé à présent. Plus d’appétits à assouvir »)
– le passage original
’The woods had vanished ; the earth was a waste of shadow. No sound broke the silence of the wintry landscape. No cock crowed ; no smoke rose ; no train moved. A man without a self, I said. A heavy body leaning on a gate. A dead man. With dispassionate despair, with entire disillusionment, I surveyed the dust dance ; my life, my friends’ lives, and those fabulous presences, men with brooms, women writing, the willow tree by the river—clouds and phantoms made of dust too, of dust that changed, as clouds lose and gain and take gold or red and lose their summits and billow this way and that, mutable, vain. I, carrying a notebook, making phrases, had recorded mere changes ; a shadow, I had been sedulous to take note of shadows. How can I proceed now, I said, without a self, weightless and visionless, through a world weightless, without illusion ?
’The heaviness of my despondency thrust open the gate I leant on and pushed me, an elderly man, a heavy man with grey hair, through the colourless field, the empty field. No more to hear echoes, no more to see phantoms, to conjure up no opposition, but to walk always unshadowed, making no impress upon the dead earth. If even there had been sheep munching, pushing one foot after another, or a bird, or a man driving a spade into the earth, had there been a bramble to trip me, or a ditch, damp with soaked leaves, into which to fall—but no, the melancholy path led along the level, to more wintriness and pallor and the equal and uninteresting view of the same landscape.
’How then does light return to the world after the eclipse of the sun ? Miraculously. Frailly. In thin stripes. It hangs like a glass cage. It is a hoop to be fractured by a tiny jar. There is a spark there. Next moment a flush of dun. Then a vapour as if earth were breathing in and out, once, twice, for the first time. Then under the dullness someone walks with a green light. Then off twists a white wraith. The woods throb blue and green, and gradually the fields drink in red, gold, brown. Suddenly a river snatches a blue light. The earth absorbs colour like a sponge slowly drinking water. It puts on weight ; rounds itself ; hangs pendent ; settles and swings beneath our feet.
’So the landscape returned to me ; so I saw fields rolling in waves of colour beneath me, but now with this difference : I saw but was not seen. I walked unshadowed ; I came unheralded. From me had dropped the old cloak, the old response ; the hollowed hand that heats back sounds. Thin as a ghost, leaving no trace where I trod, perceiving merely, I walked alone in a new world, never trodden ; brushing new flowers, unable to speak save in a child’s words of one syllable ; without shelter from phrases—I who have made so many ; unattended, I who have always gone with my kind ; solitary, I who have always had someone to share the empty grate, or the cupboard with its hanging loop of gold.
the earth was a waste of shadow
je suis toujours désarmée devant waste
ce mot si souvent employé par VW depuis quelques pages
c’est d’ailleurs étonnant comme le traduire est tout sauf mécanique
selon ce qui environne waste il se passe quelque chose de différent
à mon sens, c’est un mélange entre étendue et gâchis, entre le vaste et la déperdition, le vain
et un équilibre se refait à chaque apparition du mot, le curseur bouge — parce qu’en français aucun mot ne traduit cet état
ici ce qui est de l’ordre du gâchis, du non-utilisable, peut s’ancrer dans le shadow, ombre, en laissant le waste focaliser sur l’étendue
ombre au singulier, l’ombre comme l’imitation du reflet (le reflet n’est déjà qu’un mince écho de ce qui est vivant, pour l’ombre c’est encore pire)
j’aime beaucoup le dispassionate despair
mélange de désespoir et d’acceptation
pas de mains tordues, pas de sanglots échevelés avec un semblant de révolte
mais un désespoir installé comme une bête calme assise dans le noir
et qui assomme toute pulsion vitale
je dois faire attention à cette longue partie de phrase
clouds and phantoms made of dust too, of dust that changed, as clouds lose and gain and take gold or red and lose their summits and billow this way and that, mutable, vain
elle fonctionne en volute qui boucle sur elle-même, fait du sur place
répétant clouds et lose, nuages, nuages, perdent, gagnent, perdent, une transformation immobile sans finalité
Bernard n’intellectualise pas, il ne formule pas une perte de sens, mais il l’expérimente,
corporellement, la poussière de nuages c’est aussi lui, les frontières s’effacent, comme les arbres s’effacent (et le The woods had vanished du début fait écho à The being grows rings, like a tree. Like a tree, leaves fall, "L’être grandit en cercles, comme un arbre. Comme un arbre, les feuilles tombent.")
le moment de traduire
How can I proceed now, I said, without a self, weightless and visionless, through a world weightless, without illusion ?
est difficile
déjà à cause de I said qui en anglais ponctue le rythme de la phrase, en lui donnant une sorte d’élan ou d’assise, comme un petit tremplin, alors qu’en français ça retombe, ça bavarde (me suis-je dit, ai-je pensé), ça prend la pose
ce qui compte ce n’est pas le I said qui fait marche d’appui, mais le lien entre proceed [...] without a self, un lien cassant comme une brindille
problème aussi avec weightless
Bernard est weightless, le monde est weightless, je dois répéter deux fois le même mot
autant le "sans poids" fonctionne avec Bernard, un homme sans poids, autant avec le monde, un "monde sans poids", quelque chose cloche
je ne sais pas si c’est justement l’intéressant, que ça cloche
ou si je ne devrais pas creuser, moduler avec un "sans épaisseur" par exemple
le problème tient aussi aux deux mots pour un seul, et la répétition du "sans" qui martèle, alors que c’est de privation, de manque qu’il s’agit (quelque part le "sans" affirme que quelque chose devrait être là, il s’accroche, et j’aimerais un mot qui ne ne s’accroche pas, qui constate le délitement, ce qui file entre les doigts)
et ça c’est pour weightless
pour visionless, en regard il n’y a pas la répétition du même mot mais un without illusion pour faire équivalence
sans imagination, sans illusion, et la question de la fiction
c’est très complexe ce qui se passe
je décide de passer à la suite et d’y revenir plus tard, en espérant trouver/comprendre, de quoi m’aider
j’hésite un peu avec If even there had been sheep munching, pushing one foot after another, or a bird, or a man driving a spade into the earth, had there been a bramble to trip me, or a ditch, damp with soaked leaves, into which to fall
je pourrais continuer la liste initiée dans les premières lignes (No cock crowed ; no smoke rose ; no train moved) une liste de "pas de", ou de "aucun" (pas de moutons, pas d’oiseau, pas d’homme avec sa bêche, pas de fossé)
et ce serait peut-être plus élégant, plus net de mettre un sobre "aucun" ou un "pas de" plutôt que "si seulement il y avait eu"
mais je ne peux pas le faire
le "si seulement il y a avait eu" amène la présence de la narration
une narration impossible, empêchée
le "si seulement il y avait eu" montre l’échec de la fiction
comme si brutalement Bernard comprenait que la fiction n’existe pas, ou en tout cas que l’évoquer (convoquer la présence de personnages dans le paysage) ne fonctionne plus
(je repense à l’Alinéa de mon enfance, qui demande qu’on lui dessine un chemin, et pourquoi pas un fossé où tomber, pour qu’au moins quelque chose se passe)
Bernard ne peut plus inventer
c’est peut-être là ma clé, Bernard ne peut plus inventer, plus faire appel à la fiction, la narration, il est visionless, il n’est plus lesté, weightless
c’est peut-être simultané, sans fiction il perd sa consistance, sans consistance la fiction ne peut plus se poser en lui ?
je retravaille la phrase avec without a self, weightless and visionless en y repensant
dans Then a vapour as if earth were breathing in and out, once, twice, for the first time.
j’ai un problème avec once, twice suivi de for the first time, ce qui en français donnerait "une fois, deux fois, pour la première fois" (fois-fois-fois)
j’essaye de garder l’idée de respiration, mais si je remplace once et twice par "un, deux", ça deviendrait militaire ou gymnastique
ce passage
From me had dropped the old cloak, the old response ; the hollowed hand that heats back sounds
très beau
il y a le hollowed dans hollowed hand
c’est vraiment une question d’image mentale
une main vide, ou creuse, ou creusée, ou même trouée
(avec une référence à hollow of a sound : echoing)
la main qui saurait réchauffer les sons avant de les renvoyer (back) en sorte d’onde, d’écholocation
la main, en tant que partie du corps qui réceptionne les ondes du monde et y met sa chaleur, ne serait plus valable, se séparerait de Bernard, tomberait, avec le vieil emballage du vieux manteau, ses vieilles habitudes, les vieilles réparties qui jusque-là faisaient illusion
je n’ai pas beaucoup de marge, je ne peux choisir qu’un seul adjectif, et celui que je vais choisir va faire taire les autres sens
pour m’aider à réfléchir, je vais voir les traductions publiées :
From me had dropped the old cloak, the old response ; the hollowed hand that heats back sounds
"Le vieux manteau avait glissé de mes épaules, la vieille réaction ; la main creuse qui repousse les sons." (Michel Cusin) — "vieux manteau" et "vieille réaction" sont éloignés l’un de l’autre, ce qui prive du rythme de the old cloak, the old response qui fait scansion, j’aimerais les rapprocher
"Le vieux manteau avait glissé, la réaction ancienne ; la main creuse qui écarte le bruit." (Cécile Wajsbrot) — me fait réfléchir, ce bruit repoussé chez Cusin, ce bruit écarté ici, je ne sais pas, j’avais plutôt l’impression d’un bruit reçu et renvoyé, vraiment une onde, ou comme un rai de lumière tombe et se trouve dévié, et puis heat c’est bien le verbe chauffer
je cherche à résoudre un problème avec un seul mot, et d’autres mots font pop pop pour montrer qu’ils existent aussi
en tout cas, c’est "main creuse" qui l’emporte pour l’instant
"Le vieux manteau du Moi était tombé de mes épaules ; ma main creuse ne s’efforçait plus de recueillir les sons." (Marguerite Yourcenar) — je râle souvent devant les choix de MY d’habitude, mais là je comprends ce qu’elle veut faire, avec "s’efforcer" et "recueillir" elle donne du corps à heats back, elle en fait même un geste, et le "recueillir" peut même donner un peu l’idée de chaleur de heat
maintenant, en plus du hollowed c’est le heats back que je dois examiner
avec la question de response
réponse, réaction, réflexe, ne me disent pas la même chose
"réaction" ne me dit rien, c’est trop ponctuel, trop attaché à un seul point
le fait que ce soit une old response installe une répétition, une habitude, que je ne trouve pas dans "réaction"
et pour "réflexe", c’est pareil, pas assez ancré dans un sens, et trop ancré dans un moment unique
pour heats back je suis toujours coincée, je passe par heats up (réchauffer, se réchauffer, s’animer)
il me faut cette idée mais back, en retour, en arrière
peut-être au fond, dans un lointain ?
je coince peut-être parce qu’il y a un nœud ici, le nœud de ce qui se passe
c’est une sorte de résurrection
Bernard était mort, vieux et mort et sans ombre
lesté de vieilleries, vieilles réponses, vieil emballage
mais là le paysage revient, les couleurs reviennent, la vie revient
les vieilles choses tombent, abandonnées, inutiles, on les voit telles qu’elles sont
c’était un vieux manteau
c’étaient de vieilles réponses
c’était une main vide qui tentait d’être chaude, de renvoyer les sons, mais ça ne servait à rien
(c’était peut-être l’ombre d’une main, l’ombre des sons, des reflets troués et vides ?)
je bloque
je fais une recherche "heats back sounds" sur le web : à partir de toutes les possibilités écrites et de tous les assemblages de mots actuellement accessibles aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards, la suite des mots "heats back sounds", dans toute cette banque de données aux proportions à peine imaginables, ne se trouve qu’à un seul endroit, un unique endroit, Les Vagues, dans cette seule phrase des Vagues
aucune autre occurrence
alors je ne peux pas traduire "discrètement", comme si c’était une suite de mots "normale", connue, lue et relue
je tente (c’est le principe)
et je serais bien en peine d’expliquer pourquoi cette formulation là
peut-être que (je le dis sincèrement, ce n’est pas une liane où m’accrocher pour me sauver) il y a ici, à cet endroit précis du heats back et de la main privée de sa surface de chair, besoin des mots
avec le paysage et ses couleurs, les mots reviennent, obligatoires, il faut les respirer à nouveau, les inspirer, les souffler, les réchauffer dans ses poumons, les renvoyer ?
ça peut sembler contradictoire avec la suite
unable to speak save in a child’s words of one syllable ; without shelter from phrases—I who have made so many
mais je ne suis pas sûre que ce le soit
ces mots d’une seule syllabe (child’s words of one syllable) me font repenser à un passage où Bernard parle d’une langue intime, little language such as lovers use, broken words, inarticulate words
un passage justement où il est question de nuages
I begin to long for some little language such as lovers use, broken words, inarticulate words, like the shuffling of feet on the pavement. I begin to seek some design more in accordance with those moments of humiliation and triumph that come now and then undeniably. Lying in a ditch on a stormy day, when it has been raining, then enormous clouds come marching over the sky, tattered clouds, wisps of cloud. What delights me then is the confusion, the height, the indifference and the fury. Great clouds always changing, and movement ; something sulphurous and sinister, bowled up, helter-skelter ; towering, trailing, broken off, lost, and I forgotten, minute, in a ditch. Of story, of design, I do not see a trace then.
"Je me prends à rêver d’une autre langue, intime, comme celle des amoureux, faite de mots brisés, de mots inarticulés et du bruit de frottement que font les pas sur un trottoir. Je commence à chercher une forme qui puisse s’accorder aux moments d’humiliation et de triomphe qui fatalement arrivent de temps en temps. Couché dans un fossé un jour d’orage, lorsqu’il a plu, viennent d’énormes nuages qui traversent le ciel, des lambeaux de nuages, des volutes de nuages. Ce qui me ravit alors, c’est la confusion, l’immensité, l’indifférence, la fureur. De grands nuages toujours changeants, et ce mouvement ; quelque chose d’à la fois sulfureux et sinistre, bouleversé, sens dessus dessous ; imposant, dérivant, dispersé, perdu, et moi, minuscule, oublié dans un fossé. Rien qui ressemble à une histoire ou à un tracé net."
Bernard formulait un souhait, le souhait d’accéder à ce langage-là, nuageux, indocile, mouvant
et s’il y était parvenu ?
pas à une langue sans mots, mais à une langue corps à corps, qui fasse corps
une poésie
Bernard accède peut-être ici à un détachement
(détachement des phrases qui restent à la surface, phrases—I who have made so many
détachement de l’autre en qui il se cherchait lui-même, I who have always gone with my kind)
un détachement de poète, je ne vois que la poésie ici
c’est ce que je comprends/ressens
(d’où mon impression que les résumés des Vagues qui étiquettent Bernard comme un "poète raté" ratent elles-mêmes quelque chose)
– ma proposition
Les bois s’étaient évanouis ; la terre était une zone d’ombre. Aucun son pour briser le silence du paysage d’hiver. Aucun coq ne chantait ; aucune fumée ne s’élevait ; aucun train ne passait. Un homme qui a perdu son moi, ai-je pensé. Un corps lourd appuyé contre une barrière. Un homme mort. Avec un désespoir paisible, entièrement désillusionné, j’ai scruté la poussière qui dansait ; ma vie, la vie de mes amis, ces fabuleuses présences, des hommes et leurs balais, des femmes assises à écrire, le saule au bord du fleuve – des nuages et des spectres faits de poussière eux aussi, d’une poussière changeante comme les nuages perdent et gagnent et regagnent l’or ou le rouge et perdent leurs cimes et se gonflent ça et là de volutes, labiles, vains. Moi, équipé d’un carnet, faisant des phrases, j’avais simplement noté les changements ; une ombre, j’avais enregistré assidûment les ombres. Et, j’ai pensé, comment continuer à présent sans un moi, inconsistant et sans vision, dans un monde inconsistant sans illusion ?
La lourdeur de mon abattement fit s’ouvrir la barrière où je m’appuyais et me poussa, moi un vieil homme, un homme lourd aux cheveux gris, dans le champ incolore, le champ vide. Ne plus entendre d’échos, ne plus voir de fantômes, ne plus sentir de résistance, marcher toujours sans ombre, ne laissant pas d’empreinte sur la terre morte. Si seulement il y avait eu des moutons en train de brouter, d’avancer une patte après l’autre, un oiseau, ou un homme enfonçant sa bêche dans la terre, s’il y avait eu une ronce pour me faire trébucher, ou un fossé humide de feuilles détrempées où je serais tombé – mais non, le chemin mélancolique suivait la même ligne, vers plus d’hiver et de pâleur et l’égale vue sans intérêt du même paysage.
Comment fait la lumière pour revenir au monde après une éclipse de soleil ? Miraculeusement. Fragilement. En fines rayures. C’est suspendu comme une cage de verre. C’est un cercle à briser avec un petit choc. Il y a une étincelle ici. Puis une rougeur brune. Et une vapeur, comme si la terre inspirait et soufflait, inspirait et soufflait la première fois. Par-dessous la fadeur quelqu’un marche avec une lumière verte. Puis se détache la flamme d’une silhouette blanche. Les bois palpitent de bleu, de vert, et peu à peu les champs s’imbibent de rouge, de doré, de marron. Soudain une rivière attrape une lueur bleue. La terre absorbe la couleur comme l’éponge se remplit lentement d’eau. Reprend sa consistance ; s’arrondit ; une goutte en suspens ; réglant son balancement sous nos pieds.
Alors le paysage m’est revenu ; alors j’ai vu les champs rouler en vagues de couleur sous moi, mais à présent avec cette différence : je voyais mais je n’étais pas vu. Je marchais sans ombre ; je venais sans être annoncé. De moi étaient tombés le vieux manteau, la vieille réponse ; la main trouée qui attisait les sons. Mince comme un fantôme, ne laissant aucune trace là où je passais, percevant seulement, je marchais seul dans un monde neuf, jamais foulé ; effleurant des fleurs neuves, incapable de parler sauf par des mots d’enfant d’une seule syllabe ; sans abri contre les phrases – moi qui en ai fait tant ; sans escorte, moi qui ai toujours été accompagné des miens ; solitaire, moi qui ai toujours eu quelqu’un pour partager la grille de l’âtre vide, ou le placard qui laisse pendre sa boucle en or.
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( work in progress )
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