TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -187 ["Comment décrire ou dire quoi que ce soit"]

mardi 6 août 2024, par C Jeanney

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(le repas de Bernard avec un compagnon muet touche à sa fin, après qu’il lui ait expliqué « comment fait la lumière pour revenir au monde après une éclipse de soleil »)

 le passage original

’But how describe the world seen without a self ? There are no words. Blue, red—even they distract, even they hide with thickness instead of letting the light through. How describe or say anything in articulate words again ?—save that it fades, save that it undergoes a gradual transformation, becomes, even in the course of one short walk, habitual—this scene also. Blindness returns as one moves and one leaf repeats another. Loveliness returns as one looks, with all its train of phantom phrases. One breathes in and out substantial breath ; down in the valley the train draws across the fields lop-eared with smoke.
’But for a moment I had sat on the turf somewhere high above the flow of the sea and the sound of the woods, had seen the house, the garden and the waves breaking. The old nurse who turns the pages of the picture-book had stopped and had said, "Look. This is the truth."
’So I was thinking as I came along Shaftesbury Avenue to-night. I was thinking of that page in the picture-book. And when I met you in the place where one goes to hang up one’s coat I said to myself, "It does not matter whom I meet. All this little affair of ’being’ is over. Who this is I do not know ; nor care ; we will dine together." So I hung up my coat, tapped you on the shoulder, and said, "Sit with me."
’Now the meal is finished ; we are surrounded by peelings and bread crumbs. I have tried to break off this bunch and hand it you ; but whether there is substance or truth in it I do not know. Nor do I know exactly where we are. What city does that stretch of sky look down upon ? Is it Paris, is it London where we sit, or some southern city of pink-washed houses lying under cypresses, under high mountains, where eagles soar ? I do not at this moment feel certain.



le problème principal pour moi, avec sa clé à trouver et à faire tourner, se trouve dans ces deux phrases :
Blindness returns as one moves and one leaf repeats another. Loveliness returns as one looks, with all its train of phantom phrases.
deux phrases construites sur le même principe
un mouvement (intime, comme bouger ou regarder) suivi d’un effet d’atmosphère (des feuilles semblables, des phrases comme des revenantes)
et pour séparer le mouvement et le contexte, dans la première phrase un and, dans la deuxième une virgule

pour Blindness returns as one moves and one leaf repeats another., je vois deux solutions
soit l’idée de
"La cécité revient lorsqu’on bouge et qu’une feuille en répète une autre."
soit
"La cécité revient lorsqu’on bouge et une feuille en répète une autre."
ce n’est pas la même chose
dans un cas, l’acte agit sur l’environnement, comme s’il y avait une sorte de volonté là-dessous
dans l’autre cas c’est un constat, une description, presque faite sans pensée
et je ne peux pas choisir sans questionner ce qui se passe ici plus largement

et pour ce qui est de Loveliness returns as one looks, with all its train of phantom phrases.
si je respecte la construction, cela donne quelque chose comme "La beauté revient lorsqu’on regarde, avec tout son cortège de phrases fantômes."
mais j’ai le sentiment que ce que je traduis en français en suivant scrupuleusement l’ordre des mots ne dit pas ce qui se dit, à cause de "avec", le cerveau connait bien cet assemblage, "regarder avec", c’est une suite familière
sauf qu’ici ce n’est pas "regarder avec", c’est la beauté qui "revient avec", la beauté qui amène le cortège de phrases, et si je laisse "regarde" tout près d’"avec", même séparé par une petite virgule, le cerveau les attache ensemble, alors qu’ils ne le sont pas (je m’arrange pour éviter le "regarder-avec")

ils ne le sont pas, c’est à dire que ce sont peut-être des propositions autonomes
actes et atmosphères avanceraient ensemble
le and et la virgule pourraient être comme deux cloisons au milieu d’un même décor qui fait diptyque, deux propositions simultanées
ici on se trouve hors des espaces connus
il n’y a plus de soi
(how describe the world seen without a self ?)
les mots sont impénétrables, ils masquent, ou ils égarent
(they distract, they hide with thickness)

on peut formuler l’hypothèse, dans ce monde "autre", qu’il n’y a pas de mécanisme intentionnel, puisqu’il n’y a plus de soi
on bouge | une feuille répète une feuille
on voit | des formes de phrases anciennes se manifestent, en lignées, en cortège

maintenant, même si ces deux phrases sont construites pratiquement sur le même modèle, elles semblent partir dans deux directions opposées, vers la cécité d’un côté, et la beauté de l’autre

s’il y a choix, c’est la beauté qu’on va choisir, car c’est elle qui tire les mots du vide de l’aveuglement, elle qui les fait renaître
et pourtant ce choix n’est pas encore fait, c’est le même verbe, returns
comme si on n’était pas encore "soi", qu’on captait seulement, avant de décider
ensuite on va respirer
(être soi à nouveau ?)

d’où les questions que je vais me poser pour traduire substantial dans One breathes in and out substantial breath

j’ai l’impression que chaque mot de ce paragraphe est lesté, qu’il possède un poids important, décisif, chaque mot comme une pierre ronde à manipuler avec gravité car la plus petite approximation pourrait le fendre

pour substantial, il me faut le considérable, l’important, le fondamental aussi, mais aussi le riche, le nutritif
cette phrase est très concrète avec sa répétition de breathes, breath en sorte de souffle, inspiration, expiration
mais est-ce que je peux trouver une réponse qui garde le sens et les sonorités de One breathes in and out substantial breath ?
ce que je trouve va tantôt vers l’idée, tantôt vers le sonore, sans savoir conserver les deux
alors, après bien des tentatives (parfois si alambiquées que ça en devient incompréhensible d’ailleurs), je décide d’aller au plus simple

et voilà que VW sort une image de son chapeau si difficile à traduire
down in the valley the train draws across the fields lop-eared with smoke.

je vois bien cette image, la vallée, le train, et sa locomotive avec des panaches de fumée qui lui font comme deux oreilles de lapins béliers, lop-eared rabbit (d’ailleurs, si on fait une google-recherche-images du terme lop-eared on ne voit que des lapins, même pas besoin d’ajouter rabbit)
mais il faut que ça coule sans ridicule

et en même temps je réalise que mettre des oreilles autour de la tête du train se fait spontanément dans l’enfance
c’est cette image qui fait basculer Bernard dans le paragraphe suivant, au temps de l’imagier dont la nurse tourne les pages
je crois que je n’aurais pas été aussi saisie par ce petit paragraphe et par le début du suivant si je n’avais pas eu à les traduire — dans une lecture simple, les mots passent, installent une ambiance une musique qu’on ne passe pas son temps à examiner, mais traduire fait loupe, et c’est seulement parce que je traduis que je réalise qu’on ne sait pas ce qu’il y a sur la page du livre
elle n’est pas décrite
on sait juste qu’elle montre la vérité

une page non décrite, vierge
dans le sens où tout peut y prendre place, une page à investir, à remplir, et comment faire autrement que la remplir de soi, y déposer son soi

et ça pourrait même être très borgésien, cette page pourrait représenter, sorte de miroir diffracté, la scène même, les vagues, le train, la forêt, la hauteur
Bernard serait à la fois devant et dans le livre

ce serait une sorte de dilution ultime du soi, cette little affair of ’being’ comme Bernard le dit ensuite
et ça ferait écho à No more to hear echoes, no more to see phantoms, to conjure up no opposition, but to walk always unshadowed, making no impress upon the dead earth, cette sorte de déplacement défragmenté, dilué décrit précédemment

Bernard est dans le livre, il est le livre, aussi peu importe qui il rencontre, le livre peut tout accueillir
les détails n’ont pas d’importance, le nom de la ville, le lieu, tout est inclus en soi
cette sorte d’ouverture abyssale et existentielle se moque des repères
Bernard est maintenant sans certitudes, et peut-être aussi délesté du besoin d’en avoir

c’est étonnant comme cette fin de paragraphe, ce I do not at this moment feel certain, n’apporte pas d’inquiétude
c’est presque un achèvement
enfin
on arrive là où on devait arriver, là où rien n’est sûr, à la page de la vérité
le repas va finir
Bernard n’a pas raconté son histoire à un convive muet, mais à tous, au sens le plus large de "tous", soi y compris

(et après coup, je réalise : cette histoire de manteaux, à mettre, à accrocher, elle m’avait un peu surprise cette phrase And when I met you in the place where one goes to hang up one’s coat — quel besoin de donner ce détail ? "le lieu où on vient accrocher son manteau", et le mot "vestiaire" alors, il n’allait pas ? —mais ce n’est pas gratuit cette désignation concrète, il y a une sorte de lieu et de moment où se "dénuder", comme dans le From me had dropped the old cloak, the old response du passage précédent, un temps de révélation à soi et aux autres, et cette place where one goes to hang up one’s coat est aussi un état d’esprit, un geste qui résonne avec le mental, le mental n’étant pas un machin isolé qui flotte dans l’espace de ce qu’on appelle intelligence, mais ancré dans un corps, un temps, un lieu)

(j’en suis à la page 172 sur 177)


 ma proposition

Mais comment décrire ce qui se voit du monde sans avoir de soi ? Il n’y a pas de mots. Bleu, rouge – même eux détournent, même eux cachent avec épaisseur au lieu de laisser passer la lumière. Comment décrire ou dire quoi que ce soit en mots articulés à présent ? – sauf que ça s’estompe, ça obéit à une transformation progressive, et devient, même le temps d’une marche brève, habituel – cette scène aussi. La cécité revient alors qu’on bouge et une feuille en répète une autre. La beauté revient à la vue, avec son cortège de phrases fantômes. On respire le souffle substantiel ; au fond de la vallée le train traverse les champs en laissant retomber deux oreilles de fumée.
Mais pendant un instant j’avais été assis dans l’herbe quelque part au-dessus du mouvement de la mer et du bruit des forêts, j’avais vu la maison, le jardin et le flux des vagues. La vieille nurse qui tourne les pages du livre d’images s’était arrêtée et avait dit : "Regarde. C’est la vérité."
Et voilà que je pensais le long de Shaftesbury Avenue ce soir. Je pensais à cette page du livre d’images. Et quand je vous ai rencontré là où chacun vient accrocher son manteau, je me suis dit : "Peu importe qui je croise. Toute cette petite affaire d’être est passée. Qui est-ce, je n’en sais rien ; je ne m’en soucie pas ; nous dînerons ensemble." J’ai alors accroché mon manteau, tapoté votre épaule, et dit : "Venez vous asseoir avec moi."
Maintenant le repas est fini ; nous sommes entourés d’épluchures et de miettes. J’ai essayé de détacher la grappe et de vous la tendre ; qu’il y ait matière ou vérité en elle, je ne sais pas. Je ne sais pas non plus exactement où nous sommes. Quelle ville étire ce bout de ciel au-dessus d’elle ? Est-ce Paris, est-ce Londres où nous sommes assis, ou l’une de ces villes du sud aux maisons badigeonnées de rose qui s’étendent sous les cyprès, sous de hautes montagnes, là où les aigles montent en flèche ? Je ne suis à présent sûr de rien.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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