block note - apprivoiser
mercredi 11 décembre 2024, par
En marge de la reprise de la traduction de Kew gardens je teste quelques techniques, empreintes, collages, pour la fabrication du livre, et en pensant à sa couverture je visionne des dizaines de vidéos, vraiment il y a de la créativité partout. Je comprends aussi pourquoi j’aime travailler à l’instinct. Quand je prépare du matériel en vue d’un objectif, tout ce que je tiens en main se transforme en poissons vivants, et s’échappe, et dérape, et j’ai du mal à l’accepter, parce que je reste coincée dans mon idée de départ. C’est une très mauvaise idée de vouloir à la fin ce qu’on veut au départ. Je devrais me réjouir au contraire de voir débouler l’inattendu. Je n’avance dans NT qu’à pas de minuscule animal, par exemple une miette, et la mienne est sauvage, pelotonnée dans son terrier, donc je note seulement quelques phrases à la fois, hier une seule, mais je crois qu’elle était assez lourde pour tenir tout le jour. Je découvre Tous les chats sautent à leur façon de Herta Müller, que je ne connais que de nom, un livre d’entretien.
« Je ne me prenais pas pour un écrivain. Je m’étais mise à écrire parce que mon père était mort, parce que le harcèlement des services secrets était de plus en plus insupportable. Il me fallait sans cesse m’assurer de ma propre présence, car j’avais une peur terrible de ne pas sortir de l’impasse. Et l’écriture permettait d’apprivoiser cette peur. Je ne voulais pas écrire de la littérature, mais trouver un appui. En lisant des livres, je me disais : tant qu’on a sous les yeux de belles phrases qui sont plus qu’un contenu verbal, elles savent comment ça marche, la vie. Oui, autrefois, les plantes de la vallée le savaient, tout comme ces phrases, à présent. Et les phrases que j’écrivais moi-même en disaient plus long sur le village et cette enfance muette que ma bouche, en parlant. Cette différence m’attirait tout en m’effrayant ; il en résultait de l’imprévisible. Ce que je ne captais pas, les phrases le saisissaient parfaitement, peut-être parce que je devais trouver des mots qui ne me connaissaient pas, qui ne se connaissaient pas eux-mêmes, et qui soient susceptibles d’en dire davantage que l’expression orale. Dans l’écriture, c’est justement l’incertain qui force la vérité, une vérité qui correspond à la réalité parce qu’au lieu d’en rester là, elle la dépasse : voilà ce qui me servait d’appui. Écrire des mots en pleine peur, c’était un peu comme manger des plantes : j’avais faim de mots. Réinventer la vie réelle dans la fiction, sans soumission étroite au modèle, mais avec beaucoup plus de précision, c’était l’ambition, sous la protection des phrases, de savoir un peu mieux comment vivre. Les phrases ne me ménageaient pas un seul instant, mais le travail que je faisais dessus me fournissait un appui. »
Tous les chats sautent à leur façon
Herta Müller
traduit de l’allemand par Claire de Oliveira
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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</
Messages
1. block note - apprivoiser, 11 décembre 2024, 18:33, par brigitte celerier
moi qui croyais que, nous charmant par l’inattendu qui se glisse dans tes phrases en parfumant comme en nulle autre écriture leur justesse, tu devais le chérir...
2. block note - apprivoiser, 11 décembre 2024, 21:08, par cjeanney
Oh tu es beaucoup beaucoup trop bienveillante avec moi Brigitte :)))
(je crois que je suis toujours en quête de surprise, mais que s’arranger pour la faire arriver fait que c’est moins étonnant quand elle est là, c’est le problème, c’est comme avec certains animaux farouches, si on les regarde et qu’on insiste ils s’en vont, alors que si on les ignore ils s’installent peut-être ?) (hum, je suis surprise de constater que je ne sais pas comment ça marche être étonnée )))))
3. block note - apprivoiser, 11 décembre 2024, 21:27, par PdB
"écrire pour s’assurer de sa propre présence" voilà tout un programme - j’adore - avant hier Guy Bennett disait "écrire pour écrire" disait Clarisse Lispector - j’adore aussi mais aussi cependant aussi essayer de savoir où on va, essayer de le savoir sans cesser d’avoir peur de ne pas être (quel boulot...)
1. block note - apprivoiser, 12 décembre 2024, 09:13, par c jeanney
oui, ce boulot fou de fou (je continue cette sorte de biographie de Herta Müller, c’est passionnant, avec une multitude de détails sur le vivre au quotidien en dictature) (par contre, je trouve que le titre n’est pas du tout accordé au livre, c’est tiré d’un proverbe, mais ça semble assez léger, primesautier, alors que le propos ne l’est pas du tout, c’est dommage, ça a peut-être fait se détourner certains lecteurs lectrices qui anticipaient à tord un truc un peu fleur bleue)