TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -190 ["J’en ai fini avec les phrases."]

mardi 20 août 2024, par C Jeanney

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(Bernard fait ses adieux à son compagnon de table)

 le passage original

’’It is strange that we, who are capable of so much suffering, should inflict so much suffering. Strange that the face of a person, whom I scarcely know save that I think we met once on the gangway of a ship bound for Africa—a mere adumbration of eyes, cheeks, nostrils—should have power to inflict this insult. You look, eat, smile, are bored, pleased, annoyed—that is all I know. Yet this shadow which has sat by me for an hour or two, this mask from which peep two eyes, has power to drive me back, to pinion me down among all those other faces, to shut me in a hot room ; to send me dashing like a moth from candle to candle.
’But wait. While they add up the bill behind the screen, wait one moment. Now that I have reviled you for the blow that sent me staggering among peelings and crumblings and old scraps of meat, I will record in words of one syllable how also under your gaze with that compulsion on me I begin to perceive this, that and the other. The clock ticks ; the woman sneezes ; the waiter comes—there is a gradual coming together, running into one, acceleration and unification. Listen : a whistle sounds, wheels rush, the door creaks on its hinges. I regain the sense of the complexity and the reality and the struggle, for which I thank you. And with some pity, some envy and much good will, take your hand and bid you good night.
’Heaven be praised for solitude ! I am alone now. That almost unknown person has gone, to catch some train, to take some cab, to go to some place or person whom I do not know. The face looking at me has gone. The pressure is removed. Here are empty coffee-cups. Here are chairs turned but nobody sits on them. Here are empty tables and nobody any more coming to dine at them to-night.
Let me now raise my song of glory. Heaven be praised for solitude. Let me be alone. Let me cast and throw away this veil of being, this cloud that changes with the least breath, night and day, and all night and all day. While I sat here I have been changing. I have watched the sky change. I have seen clouds cover the stars, then free the stars, then cover the stars again. Now I look at their changing no more. Now no one sees me and I change no more. Heaven be praised for solitude that has removed the pressure of the eye, the solicitation of the body, and all need of lies and phrases.
’My book, stuffed with phrases, has dropped to the floor. It lies under the table, to be swept up by the charwoman when she comes wearily at dawn looking for scraps of paper, old tram tickets, and here and there a note screwed into a ball and left with the litter to be swept up. What is the phrase for the moon ? And the phrase for love ? By what name are we to call death ? I do not know. I need a little language such as lovers use, words of one syllable such as children speak when they come into the room and find their mother sewing and pick up some scrap of bright wool, a feather, or a shred of chintz. I need a howl ; a cry. When the storm crosses the marsh and sweeps over me where I lie in the ditch unregarded I need no words. Nothing neat. Nothing that comes down with all its feet on the floor. None of those resonances and lovely echoes that break and chime from nerve to nerve in our breasts, making wild music, false phrases. I have done with phrases.



(un jour je dis "trois paragraphes, c’est mon rythme", le lendemain je dis "finalement quatre cette fois-ci", et pour ce passage, c’est cinq paragraphes que j’ai besoin de travailler ensemble, dans l’illogisme d’une logique plus forte que moi)

d’abord quelque chose se passe qui est de l’ordre du flottement avec la figure du convive
et comment Bernard compose maintenant avec lui
dans ce premier paragraphe, il est une ébauche (a mere adumbration of eyes, cheeks, nostrils), vaguement décrit
puis Bernard s’adresse à lui directement (You look, eat, smile, are bored, pleased, annoyed)
et à la phrase suivante la forme indécise, anonyme, revient (Yet this shadow which has sat by me for an hour or two)
il n’y a pas de continuité
donc trois phrases qui se suivent et où le à-qui-parler saute, comme les images d’un film qui se désynchronise

spontanément j’aurais envie de continuité, de garder le même mode, la même cible aux paroles de Bernard, et de tordre un peu le texte
soit de garder le "vous" et de l’étendre (vous, une simple ébauche, a mere adumbration, vous un masque, this mask from which peep two eyes)
soit de gommer le "vous" de You look, eat, smile, are bored, pleased, annoyed en constat impersonnel, l’ébauche qui serait là "à regarder, manger, sourire" etc...
mais cette envie d’harmoniser, de ne garder qu’une forme émetteur/récepteur, ou qu’une forme flux de conscience dans ces trois phrases, ce n’est pas le texte
et je me demande pourquoi, pourquoi le texte ne sait pas décider à qui il parle

je crois que c’est le début de l’adieu, l’adieu définitif
le convive n’était pas un personnage de plus, un passant ponctuel ou romanesque utile pour dresser un décor, un jeu narratif (Bernard s’exprimerait, raconterait sa vie, ses vies, ses amis, et pour que ça semble plus réaliste, on aurait mis la table, installé un convive-interlocuteur plutôt que de laisser penser que Bernard parle aux murs)
non, ce n’est pas une question de recette textuelle
le convive était central, symbolique, le symbole de "l’humain"
il était l’autre, au sens de tout humain qui n’est pas Bernard

autrui, c’est la grande affaire de Bernard, les limites, la porosité des êtres, et sa découverte d’enfance, le moment où il a dit la première fois "Je suis moi"
(Susan pleure, Bernard est dans la cabane à outils avec Neville, il sent que celui-ci est indifférent : "Neville ne fondait pas. "Alors", j’ai pensé, "je suis moi, je ne suis pas Neville") (c’est d’ailleurs une des premières choses que Bernard raconte au début du repas à son compagnon de table)
et nous voilà devant les prémices de la séparation, la séparation d’avec autrui

je vois bien qu’il ne reste que deux pages à traduire avant The End
ce serait étonnant que Bernard rencontre un autre humain maintenant, ou qu’il retrouve qui que ce soit
la grande solitude, grande parce qu’ultime, montre ses dents

et c’est peut-être pour ça qu’il y a cette sorte de flottement du "vous", ce va-et-vient
comme si Bernard trempait son pied dans l’eau pour tester la température, le retirait, le replongeait (es-tu sûr Bernard d’y aller ?)
(un moment sans personne et entièrement seul, quel goût ça a ?)
(quelqu’un encore un peu, est-ce que c’est encore viable ou est-ce que ça a assez duré ?)
(plus personne à nouveau, et est-ce que le corps s’habitue ?)

j’ai des difficultés avec [...] has power to drive me back, to pinion me down among all those other faces, to shut me in a hot room ; to send me dashing like a moth from candle to candle.

à cause de to pinion me down d’abord, surtout du down
il me faut quelque chose (un verbe) qui bloque mécaniquement, pinion, comme un rouage est fixé sur son axe, bras entravés, ficelé, ligoté, mais down, vers le bas, comme le placage au rugby
parce que l’ombre d’autrui a le pouvoir d’entraver et de maintenir au sol (donc deux actions, deux verbes)

et puis il y a le dash de to send me dashing
là aussi il me faudrait deux verbes, un pour dire la brutalité des chocs, le danger, un autre pour dire le vol dans tous les sens du papillon affolé (like a moth from candle to candle)

et maintenant cette phrase
Now that I have reviled you for the blow that sent me staggering among peelings and crumblings and old scraps of meat, I will record in words of one syllable how also under your gaze with that compulsion on me I begin to perceive this, that and the other.
(qui, si elle semble tenir debout en anglais, en français devient longue, tortueuse, construite bizarrement, comme mal échafaudée, comme quelque chose de brumeux, quand on sort du sommeil et qu’on n’a pas encore pris la mesure du jour, une phrase pâteuse, pas du tout détachée, comme sans capacité à mettre en ordre, le coup reçu, les reliques du repas, les mots, le regard, la contrainte, la perception, ce qu’il y a autour, et pourtant c’est en ordre (le coup reçu, les reliques du repas, les mots, le regard, la contrainte, la perception, ce qu’il y a autour), cela se présente dans l’ordre à l’intérieur de cette phrase, et la contrainte est dans le regard de qui lit et veut comprendre this, that and the other)
c’est presque une allégorie de l’écriture cette phrase

je bataille avec elle, je fais vraiment du malaxage
et puis les petits mots, comme ils peuvent faire basculer l’équilibre, cet also à caser, parce qu’il faut bien le caser, je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vu
also, le regard de l’autre, le regard de l’autre à la fois comme coup reçu, qui enferme, immobilise, et au plus bas, qui colle au sol, mais also qui fait qu’on commence sous sa pression à distinguer des ombres au milieu d’ombres, et surtout là des sons, sifflements, grincements
le regard double, qui blesse et also qui réveille
la merveilleuse et pénible dualité d’autrui

en fait il faut que je renonce à faire "beau", à faire que ça tienne, il faudrait que je puisse garder cette sorte de tâtonnement, une brique après l’autre, et ça construit une phrase, mais on ne sait rien, on est démuni, parce qu’on ne possède que des mots d’une syllabe

parce que ma tête est en forme de Help, je vais voir ce que les autres traductions font de cette phrase

Michel Cusin : "A présent que je vous ai insulté pour ce coup qui m’a envoyé chanceler dans les pelures, les miettes et les vieux restes de viande, je vais noter avec des mots d’une seule syllabe également comment sous votre regard avec cette contrainte qui s’exerce sur moi je perçois ceci, cela et le reste."

Cécile Wajsbrot : "Maintenant que je vous ai injurié pour ce coup qui m’a fait chanceler parmi les épluchures, les miettes et les restes de viande, je vais raconter avec des mots d’une syllabe comment je perçois les choses sous votre regard et sous cette contrainte."

Marguerite Yourcenar : "Maintenant que je vous ai maudit pour ce coup de poing qui vient de me faire tituber parmi les pelures de fruits, les miettes de pain et les déchets de viande, je vais exprimer en quelques mots très simples les découvertes que je fais sous la pression de votre regard."

le plus proche de la phrase de VW, dans la construction, l’enchainement, le respect de la ponctuation, c’est M Cusin (et je vois comme c’est dur, je sais combien il faut se tordre soi pour accepter de suivre, de marcher dans le même sillon malgré ses propres critères, et on se retrouve à écrire une phrase où les sous, les avec, les comment, les pour, les parmi, ne sont pas comme on les agencerait soi, c’est presque un tour de force physique, en tout cas dans mon cas le mano a mano avec une phrase peut être complètement épuisant, et je vois comme M C lutte ici, avec une loyauté superbe envers VW)

C W et MY me montrent que je peux tirer sur l’ourlet, prendre de la marge, tisser à ma façon
cette phrase me fait penser à l’exercice de traduction de la phrase de Kafka, ce n’est peut-être pas le bon titre mais je m’en souviens comme si j’étais un Indien

ensuite, dans les paragraphes suivants, il y a ce que je ne sais pas qualifier, une grande descente ou bien une grande montée
depuis que Bernard n’a plus autrui, n’a plus à supporter les yeux d’autrui, il se déleste, comme des mots qui se déshabillent, qui ne contrôlent plus leurs mouvements, un bras vers une mère occupée à coudre et le souvenir d’un morceau de chintz, et la poussée de corps primal, I need a howl ; a cry

d’où les questions que je me pose sur le Let me de Let me be alone. Let me cast and throw away this veil of being
sans réfléchir, j’avais mis Laissez-moi (laissez-moi être seul), mais Bernard est seul
il n’y a plus d’adresse
on arrive là au cœur du tronc, il ne reste que la moelle
sans autrui

(plus personne à qui dire "laissez-moi", plus d’adresse faite à, c’est la fin de l’écriture)

le dernier paragraphe reprend le souvenir du fossé
ce moment de vie si simple, comme on peut en vivre nous aussi (qui ne fait pas anecdote, n’a presque rien de remarquable et pourtant fondateur)
ce n’est pas un moment rappelé régulièrement par Bernard (comme la colonne blanche pour Rhoda, ou l’accent australien de Louis et son père banquier à Brisbane)
je ne sais pas bien comment l’expliquer, mais c’est ce qui me frappe aussi en approchant de la fin des Vagues, ces clairs obscurs, la lampe portée crue sur un élément qu’on place de façon incontournable dans le texte, et ces résurgences, petites, fugaces, comme des poissons

— avant de cliquer sur publier, je relis ce que je viens d’écrire pour tenter d’expliquer, de m’expliquer, de vous expliquer : "en fait il faut que je renonce à faire "beau", à faire que ça tienne, il faudrait que je puisse garder cette sorte de tâtonnement, une brique après l’autre, et ça construit une phrase, mais on ne sait rien, on est démuni, parce qu’on ne possède que des mots d’une syllabe"
et je relis la fin du cinquième paragraphe, que j’ai dû digérer, ingéré sans m’en rendre compte, renoncer à faire beau (None of those resonances and lovely echoes), que ça tienne (with all its feet on the floor), et on est démuni (I have done with phrases)
et je compte les paragraphes qui restent
plus que cinq


 ma proposition

Il est étrange que nous, qui connaissons tant la souffrance, puissions en infliger autant. Étrange que le visage de quelqu’un que je connais si peu, sauf à l’avoir rencontré, une fois je crois, sur la passerelle d’un bateau pour l’Afrique – rien qu’une esquisse d’yeux, de joues, de narines – ait pu tant m’outrager. Vous regardez, mangez, souriez, lassé, charmé, gêné – c’est tout ce que je sais. Pourtant cette ombre assise près de moi depuis une heure ou deux, ce masque d’où sortent deux yeux, a eu le pouvoir de me repousser en arrière, de me visser au sol avec les visages des autres, de me retenir dans une pièce étouffante ; de m’envoyer m’écraser comme un papillon de bougie en bougie.
Mais attendez. Pendant qu’ils préparent l’addition derrière le paravent, attendez un instant. Après vous avoir blâmé pour ce coup qui m’a fait tituber au milieu d’épluchures, de miettes et de vieux morceaux de viande, je vais pouvoir noter les mots d’une seule syllabe qui sauront dire aussi comment votre regard et sa contrainte sur moi m’entraînent maintenant à percevoir ici et là, et le reste. Le tic-tac de l’horloge ; la femme qui éternue ; le serveur qui approche – c’est une avancée progressive de chaque chose, fondue en une, une dynamique et une fusion. Écoutez : un sifflement, le bruit des roues, la porte sur ses gonds qui grince. Je retrouve l’idée de complexité, de réalité et de bataille, et je vous en remercie. Pris d’une légère pitié, un peu envieux et rempli de bonne volonté, je vous serre la main et vous souhaite le bonsoir.
Gloire à la solitude ! Je suis seul à présent. Ce quasi inconnu est parti, prendre un train, un taxi, vers quelque part ou chez quelqu’un dont je ne sais rien. Le visage qui me regardait est parti. Plus de pression. Voici des tasses à café vides. Des chaises retournées mais personne pour venir s’y asseoir. Des tables vides et personne pour s’y installer et dîner ce soir.
Que maintenant s’élève mon chant de gloire. Gloire à la solitude. Qu’on me laisse seul. Qu’on me laisse défaire et rejeter au loin ce voile d’être, ce nuage qui change au plus léger des souffles, nuit et jour, et durant toute la nuit et durant tout le jour. Pendant que j’étais assis ici j’ai changé. J’ai regardé le ciel changer. J’ai vu des nuages ​​recouvrir les étoiles, libérer les étoiles, les couvrir à nouveau. Je ne les regarde plus changer. Personne ne me regarde plus et je ne change plus. Gloire à la solitude qui a mis fin à la pression des yeux, à l’insistance du corps, au besoin de mensonges et de phrases.
Mon carnet, saturé de mots, est tombé sur le sol. Il attend sous la table, de se faire balayer par la femme de ménage quand elle viendra péniblement à l’aube chasser des bouts de papier, de vieux tickets de tram, une note ici ou là roulée en boule et laissée dans les balayures. Quelle est la phrase pour la lune ? Et la phrase pour l’amour ? Et le nom qu’on donne à la mort ? Je ne sais pas. J’ai besoin d’une langue intime comme celle des amoureux, de mots d’une seule syllabe comme disent les enfants lorsqu’entrant dans une pièce ils trouvent leur mère à coudre et qu’ils ramassent un bout de laine qui brille, une plume, ou un lambeau de chintz. Je veux un hurlement ; un cri. Quand l’orage traverse les marais et chasse l’air au-dessus de moi, là où je suis allongé dans le fossé sans qu’on me voit, je n’ai pas besoin de mots. Rien de soigné. Rien qui sache retomber sur ses pieds. Rien de ces résonances et des charmants échos qui se cassent et résonnent d’un nerf à l’autre dans nos poitrines, avec leur musique furieuse, leurs phrases fausses. J’en ai fini avec les phrases.

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

Messages

  • je trempe mon pied avec Bernard et te remercie d’avoir respecté le flottement
    je suis avec passion (ou presque... je fuis les excès en ce moment) tes réflexions
    et oui c’est bien la loyauté de Michel Cusin mais point trop ne faut que cela sente le mano à mano (pour une fois, dans les trois, je penchais pour Yourcenar) et oui tu as raison (c’est toi la traductrice... important non ?)
    et oui je salue l’effort (qui ne se sent pas dans le texte)

  • Merci ! (contente que l’effort ne se sente pas trop, si les mots étaient transparents et montraient les tensions qui les font venir, ma traduction serait un amas rouge de boyaux tordus :)
    Oui, Yourcenar trouve le verbe maudire que je trouve très juste ici, et au fond ce qui m’ennuie dans sa phrase c’est qu’elle finisse par la contrainte du regard, une sorte de cul-de-sac qui ferme, alors que la phrase de VW finit sur la possibilité et la naissance d’un autre regard (avec « I begin to perceive this, that and the other »)
    (bon bon bon se remonta-t-elle les manches, je continue)

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