TENTATIVES

« la vie ça éparpille des fois / ça chélidoine et copeaux / ça bleuit ça noisette » [Maryse Hache / porte mangée 32]

JOURNAL DE TRADUCTION DES VAGUES #WOOLF

journal de bord des Vagues -191 ["Qu’est-ce que l’aube"]

jeudi 22 août 2024, par C Jeanney

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(c’est le temps des adieux
de comprendre ce qu’on décide de laisser derrière soi pour Bernard,
avant ce qui approche, la fin
)

 le passage original

’How much better is silence ; the coffee-cup, the table. How much better to sit by myself like the solitary sea-bird that opens its wings on the stake. Let me sit here for ever with bare things, this coffee-cup, this knife, this fork, things in themselves, myself being myself. Do not come and worry me with your hints that it is time to shut the shop and be gone. I would willingly give all my money that you should not disturb me but let me sit on and on, silent, alone.
’But now the head waiter, who has finished his own meal, appears and frowns ; he takes his muffler from his pocket and ostentatiously makes ready to go. They must go ; must put up the shutters, must fold the tablecloths, and give one brush with a wet mop under the tables.
’Curse you then. However beat and done with it all I am, I must haul myself up, and find the particular coat that belongs to me ; must push my arms into the sleeves ; must muffle myself up against the night air and be off. I, I, I, tired as I am, spent as I am, and almost worn out with all this rubbing of my nose along the surfaces of things, even I, an elderly man who is getting rather heavy and dislikes exertion, must take myself off and catch some last train.
’Again I see before me the usual street. The canopy of civilization is burnt out. The sky is dark as polished whale-bone. But there is a kindling in the sky whether of lamplight or of dawn. There is a stir of some sort—sparrows on plane trees somewhere chirping. There is a sense of the break of day. I will not call it dawn. What is dawn in the city to an elderly man standing in the street looking up rather dizzily at the sky ? Dawn is some sort of whitening of the sky ; some sort of renewal. Another day ; another Friday ; another twentieth of March, January or September. Another general awakening. The stars draw back and are extinguished. The bars deepen themselves between the waves. The film of mist thickens on the fields. A redness gathers on the roses, even on the pale rose that hangs by the bedroom window. A bird chirps. Cottagers light their early candles. Yes, thus is the eternal renewal, the incessant rise and fall and fall and rise again.
’And in me too the wave rises. It swells ; it arches its back. I am aware once more of a new desire, something rising beneath me like the proud horse whose rider first spurs and then pulls him back. What enemy do we now perceive advancing against us, you whom I ride now, as we stand pawing this stretch of pavement ? It is death. Death is the enemy. It is death against whom I ride with my spear couched and my hair flying back like a young man’s, like Percival’s, when he galloped in India. I strike spurs into my horse. Against you I will fling myself, unvanquished and unyielding, O Death !’



bon, nous y voilà, les cinq derniers paragraphes
comme si quelque chose se gravait, qu’il y avait quelque chose de scellé, mais ça ne devrait pas
c’est du work in progress en continu, aussi après le point final
parce que lire ou traduire Les Vagues n’est pas de l’ordre du statique, du fixe, ça raconte même l’inverse
je ne peux pourtant pas éviter d’être traversée de gravité, d’étonnement aussi, d’inquiétude, d’hésitations, une sorte d’angoisse
(donc je recule)
(peut-être à cause du "plus jamais"
je n’avais jamais lu Les Vagues avant de commencer à les traduire
même si je revois ou retravaille ma traduction, ce ne sera plus jamais "la première fois")

on y va

je ne peux pas prendre le How much better is silence du début sans le relier au I have done with phrases du paragraphe précédent, il en découle
ce n’est pas si souvent qu’entre deux paragraphes il y a une continuation aussi franche, d’habitude c’est un nouveau mouvement qui s’élève à chaque saut de ligne ou pratiquement
ici on reste dans la coulée précédente

je prends conscience de l’importance du verbe s’asseoir (better to sit by myself, Let me sit here for ever), présent dans ce passage, mais aussi présent dans tout le texte, depuis le début
peut-être que c’est à la fois la position pour observer, regarder et entendre, penser, et c’est aussi celle qui dit qu’on est quelque part, bien assis, c’est presque comme être bien campé sur ses jambes (et aussi celle de l’écriture)
(quand je relirai toute ma traduction, je m’arrêterai sur ce verbe, s’asseoir, il y a peut-être des occurrences que j’ai ratées, des phrases où j’ai juste pensé à faire passer l’idée d’être là au lieu d’y être assis, et l’avoir en tête me fera peut-être modifier certains passages)

à propos de modifier des passages en amont, je fais des allers-retours avec un paragraphe précédent et ce passage, car je me pose des questions sur "devoir"
je l’avais choisi pour traduire We must go. Must, must, must—detestable word.
j’avais écrit "Devoir partir. Devoir, devoir, devoir – mot détestable"
ce qui doit (doit-devrait) automatiquement me faire choisir "devoir" pour toutes les occurrences de must ici
(They must go ; must put up the shutters, must fold the tablecloths [...] I must haul myself up [...] ; must push my arms into the sleeves ; must muffle myself up)
mais j’ai peur que ce soit si appuyé que ça sonne maladroit

j’ai des soucis avec find the particular coat that belongs to me
c’est le particular que j’ai du mal à exprimer
parce que c’est très léger et très important en même temps
ce n’est pas la question du manteau, on n’est plus dans des données pragmatiques
ce manteau là fait tout de suite pour moi résonance avec From me had dropped the old cloak
le matériel oblige Bernard à reprendre "son vieil emballage", le manteau spécifique qui est le sien, son fardeau propre, chacun ayant le sien
il faut que ça apparaisse mais sans être ostentatiously (comme l’attitude du maître d’hôtel), et c’est vrai que ce serait bien plus facile de dire que Bernard reprend simplement son manteau
c’est comme pour catch some last train qui ici prend une épaisseur spéciale, on est sorti du détail, des paramètres narratifs
de plus en plus tout prend valeur de symbole

pour le I, I, I, tired as I am, je choisis de ne pas reprendre trois fois "moi", mais d’en déplacer (des "moi") dans la phrase (il me semble qu’en français ça sonnera plus pesamment, alors qu’un "moi, moi, moi" donne l’idée qu’on se frappe la poitrine du poing parce que Juliette est morte, que c’est déchirant, et je cherche la lourdeur)

il y a aussi la phrase The canopy of civilization is burnt out.
je cherche là aussi en amont, les occurrences précédentes de canopy
il y en a sept en comptant celle-ci, et je ne les ai pas traduites à chaque fois de la même façon
souvent l’idée d’être dessus, en surplomb d’un monde vaste, ou dessous et caché par une sorte de bouclier de feuilles ou de ciel

pour moi cette phrase-là exprime le ciel noir, noir de charbon et vide, plus une seule présence
à partir de cette phrase, Bernard est seul sur Terre

le burn out dit la noirceur de l’espace, sans humains, le calciné (mais si j’emploie le mot calciné, il me semble que c’est ancré dans un instant, et dramatique, catastrophique, alors que ce n’est pas ce que je ressens, ce qui se passe est beaucoup plus horizontal et plane)

comme d’habitude (et pour la dernière fois), je vais guetter les autres traductions

Michel Cusin : "Le baldaquin de la civilisation s’est consumé."
Cécile Wajsbrot : "Le dais de la civilisation s’est consumé."
Marguerite Yourcenar : "Les lumières chatoyantes de la grande ville n’éclairent plus le firmament."
(MY ne m’aura jamais déçue)
(en fait, elle transpose, on devrait dire qu’elle a été "transpositrice" des Vagues, et je ne juge même pas en disant ça)

il y a l’allusion à une date dans another twentieth of March, January or September, quand on sait que Thoby Stephen, le frère tant aimé de VW, est mort le vingt novembre

et puis surtout, surtout (en plus de tant de difficultés), il y a le unyielding de la toute dernière phrase
intraitable, inflexible, inébranlable, qui ne cède pas
je crois que j’ai besoin d’un mot simple, qui fasse balance avec le Ô Mort tragique
un mot de résistance bien carré, sans fioriture, bien campé sur ses pieds, bien assis en quelque sorte

je n’en reviens pas d’avoir fini, et
je sais que je n’ai pas fini, que j’ai beaucoup à revoir, à repenser
mais c’est logique, ce mouvement de basse contenu dans Les Vagues n’est pas cernable
il brasse (tellement plus que ce que j’avais anticipé il y a des années quand j’ai commencé à les traduire)


 ma proposition

Le silence vaut bien mieux ; la tasse, la table. Bien mieux d’être assis seul, seul comme l’oiseau de mer aux ailes ouvertes sur son poteau. Qu’on me laisse assis là toujours avec les choses simples, cette tasse, ce couteau, cette fourchette, les choses telles qu’en elles-mêmes, et moi-même étant moi. Et qu’on ne vienne pas me tracasser avec des réflexions sur l’heure de fermer la boutique et de filer. Je donnerais volontiers tout l’argent que je possède pour qu’on ne me dérange pas et qu’on me laisse assis encore et encore, en silence, seul.
Mais voilà que le maître d’hôtel, qui de son côté a fini son repas, apparaît en fronçant les sourcils ; il sort de sa poche une écharpe pour bien montrer qu’il est prêt à partir. Ils doivent partir ; fermer les volets, plier les nappes, passer un coup de serpillière humide sous les tables.
Alors qu’ils aillent au diable. Et tant pis si je suis éreinté et que j’en ai fini avec tout ça, je dois faire cet effort de me soulever, d’aller chercher le manteau précis qui est le mien ; d’en enfiler les manches ; de m’y emmitoufler pour contrer l’air de la nuit et sortir. Moi, moi aussi fatigué que je peux l’être, aussi épuisé que je le sois, moi presque usé à force de m’être frotté le nez à la surface des choses, même moi, un homme âgé qui prend plutôt du poids et déteste l’effort, je dois partir et aller attraper un dernier train.
Devant moi à nouveau cette rue familière. La voûte de la civilisation s’est consumée. Le ciel est noir comme l’os lustré d’une baleine. Mais il y a dans ce ciel une rousseur dont on ne sait pas si c’est l’éclairage ou l’aube. Comme une sorte d’agitation – les moineaux quelque part dans les platanes qui piaillent. L’impression que le jour fait brèche. Je ne l’appellerai pas aube. Qu’est-ce que l’aube d’une ville pour un vieil homme debout au milieu d’une rue et un peu étourdi qui regarde le ciel ? L’aube est une sorte de blanchiment du ciel ; une sorte de renouveau. Un autre jour ; un autre vendredi ; un autre vingt mars, vingt janvier, vingt septembre. Un autre réveil général. Les étoiles se retirent et s’éteignent. Les barres se creusent entre les vagues. Le voile de brume s’épaissit sur les champs. Une rougeur se rassemble sur les roses, même sur la rose pâle qui pend près de la fenêtre de la chambre. Un oiseau chante. Dans les maisons on allume les bougies du matin. Oui, voici l’éternelle renaissance, l’incessante montée et la chute, la montée et la chute encore.
En moi aussi la vague monte. Elle enfle ; arque son dos. À nouveau je suis pris d’un désir neuf, quelque chose dessous me soulève, comme une fière monture avec son cavalier, qui donne d’abord des coups d’éperons et puis qui la retient. Quel ennemi voyons-nous à présent s’avancer devant nous, toi sur lequel je suis, tandis que nous piaffons sur ce bout de trottoir ? C’est la mort. La mort est l’ennemi. Et contre elle je chevauche, lance couchée en avant et chevelure au vent comme celle d’un jeune homme, comme celle de Percival, lorsqu’il se lançait au galop en Inde. Je donne des coups d’éperons à mon cheval. Et contre toi je me jetterai, invaincu et déterminé, ô Mort !

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( work in progress )

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(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)</

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